Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 2.djvu/265

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violents n’admettent pas qu’on soit modéré, ni les voleurs qu’on ne vole point, ni les menteurs qu’on dise la vérité, ni les injustes qu’on pratique la justice. Ignores-tu que ton père, en nous trompant constamment, et en n’observant point nos traités, savait que nous, de notre côté, nous observions exactement ceux qui nous liaient avec Astyage ? — Aussi, je ne dis pas qu’il suffise, pour devenir sage, d’admettre qu’il y a des gens meilleurs, sans être sous le coup de la justice d’un plus fort, comme il arrive à mon père en ce moment. — Mais, dit Cyrus, ton père n’a point encore éprouvé le moindre mal : cependant il craint, je le sais bien, d’être condamné à tout souffrir. — Crois-tu, dit Tigrane, qu’il y ait rien qui rende une âme plus servile qu’une crainte violente ? Ne sais-tu pas que des hommes, frappés par le fer de la loi, ce qui est la punition la plus forte, veulent encore résister, tandis que, quand on éprouve une forte crainte, on n’ose pas regarder en face ceux que l’on craint, même lorsqu’ils parlent avec bonté ? — Tu dis donc que la crainte du châtiment punit plus les hommes que le châtiment réel ? — Et toi, tu sais par expérience que je dis vrai. Tu as remarqué que ceux qui craignent d’être exilés de leur patrie, qui, au moment de combattre, craignent d’être vaincus, manquent tout à fait de cœur : et de même pour ceux qui, en s’embarquant, redoutent le naufrage, pour ceux qui ont peur de l’esclavage et des chaînes ; tous ces gens-là ne peuvent prendre ni nourriture ni sommeil, à cause de leur crainte ; mais une fois exilés, une fois vaincus, une fois esclaves, on les voit manger et dormir mieux que des hommes heureux. Voici qui prouve plus clairement encore quel fardeau c’est que la peur. On a vu des gens qui, dans la crainte de mourir, s’ils étaient pris, se donnaient la mort par crainte, les uns en se précipitant, les autres en s’étranglant, d’autres en s’égorgeant : ainsi, de toutes les affections la crainte est celle qui frappe le plus fortement les âmes. Et mon père, te figures-tu l’état de son âme, quand il doit craindre l’esclavage, non-seulement pour lui, mais pour moi, mais pour sa femme, mais pour ses enfants ? — Je n’ai pas de peine à croire, dit Cyrus, à cet état de son âme. Seulement, je sais aussi que le même homme, insolent dans le bonheur, est promptement accablé par le revers, et qu’une fois relevé, il revient à sa première arrogance et à ses anciennes manœuvres. — Oui, par Jupiter, Cyrus, nos fautes sont des motifs pour que tu n’aies point de confiance en nous. Mais tu es libre de construire des forteresses, d’occuper nos places fortes, de faire tout ce qui peut t’assurer notre fidélité.