Aller au contenu

Page:Yver Grand mere.djvu/87

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
81
CHRISTIAN

Il ne paraissait pas plus de vingt ans ; le bas du visage, les maxillaires étroits, le menton gardaient les rondeurs de l’adolescence. Un petit complet gris d’une allure américaine, serré à la taille par un seul bouton, laissait deviner sa minceur. Il avait déposé, sur le filet, une serviette de cuir blond. Sabine ne put retenir :

— Vous n’êtes pas pressé !

— Que la rame reparte ? Ah ! Dieu ! non.

Sabine rit bien franchement là-dessus comme une grande écolière qu’il la croit être. Il rit pareillement. Et les voilà plus rapprochés, plus mis en confiance par ce rire commun, que par toutes les présentations du monde. Face à face avec cet inconnu devant qui, pour avoir mêlé une seconde leurs deux gaîtés, ses secrets tombent d’eux-mêmes, Sabine se sent troublée pour la première fois de sa vie. Ah ! le pauvre Henri, comme il s’effondre devant cette figure de distinction masculine ! L’autre avait la robustesse du fer, la force musculaire du géant. Celui-ci possède l’élasticité de l’acier souple et flexible. Il y a comme une puissance immatérielle, quelque chose de spirituel, de fin qui émane de lui. Sabine n’a jamais rencontré un être pareil. Voilà l’aristocratie, le grand monde, la fleur de la société ; voilà cette classe qu’elle ne connaîtra jamais ! Et il lui prend un gros serrement de cœur, une affreuse envie de pleurer maintenant, à l’idée que c’est un coup de dé pour rien, une réunion fugitive qui ne se renouvellera pas, dont le souvenir finira même par s’estomper, par s’abolir tout à fait.

Et puis, la panne a pris fin. La rame repart. Sabine, au mouvement presque imperceptible des lèvres du jeune homme, sent qu’il va dire encore quelque chose. Oui, il va parler. Elle le devine… et il murmure en effet, très bas, avec un petit soupir charmant :

— J’aurais voulu que ça dure toujours !

Maintenant, elle voudrait bien ne pas descendre avant lui. Lui, ne pas s’éclipser avant elle. Il ne sait pas encore s’il a affaire à une jeune fille du monde, à une jeune fille facile, à une jeune bourgeoise farouche. La dernière chose qu’il imagine est que ce soit une fille du peuple très pure et très fière — ce qui demeure l’exacte vérité.