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Page:Yver Grand mere.djvu/95

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L’AMOUR

noncer. Mais, au lieu de s’absorber dans la contemplation de cette adorable petite main posée sur la toile cirée, ou tenant le couteau un doigt levé en l’air ; de ce profil fuyant si mince, si rose qu’il n’avait jamais rien vu de si délicat au monde, il lui fallait narrer de grosses histoires militaires, celles de l’adjudant, de la salle de police, de la corvée de balayage. La caserne d’Amiens revivait, se reconstituait, ici même, comme pour l’enfermer de nouveau, l’ôter à sa contemplation de Sabine, lui rappeler qu’il n’était plus qu’un soldat.

Illisible même aux yeux perspicaces de Grand’Mère, Sabine, pendant ce temps, mordante, critique, amère, se plaisait à censurer, en son for intérieur, chaque histoire d’Henri, chaque souvenir du quartier, chaque évocation de sa pauvre vie de troupier où elle ne voyait rien de plus qu’un morne terre à terre.

— Comme il est vulgaire ! se disait-elle.

Et aussitôt, comme une apparition dans un nimbe lumineux, se dessinait délicieusement à sa vue intérieure l’image de ce Christian de Saint-Firmin, dont il lui semblait qu’il n’était pas une phrase, pas un mot, pas une pensée qui ne flottât au-dessus du commun.

Quand le gigot fut découpé et servi, la faim animale qui pressait tous ces jeunes estomacs adolescents créa un silence. Les trois frères de Sabine dévoraient la viande comme des loups. Le soldat avait aussi drôlement faim. Mais il aurait jeté cette tranche juteuse de mouton au premier chien venu pour obtenir un peu de douceur dans le regard de sa glaciale voisine. Il profita de ces moments de silence nés de la gourmandise générale, pour s’adresser à elle de nouveau :

— Et vous, mademoiselle Sabine, qu’êtes-vous devenue depuis ces derniers mois ?

— Moi ? reprit-elle, arrachée à son rêve intérieur, rappelée à la présence de cet être de peu dont elle faisait si léger cas, moi je vais toujours à la mercerie de ma grand’mère Leriche ; je couds beaucoup de lingerie fine…

Elle ajouta même, un peu vaniteuse :

— Je crée des modèles.

— Ah ! vous créez des modèles !

Il était béant d’admiration. Ce détail lui semblait