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Page:Zévaco - Le Capitan, 1926.djvu/247

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Béarnais couronné de laurier et vidant sa pinte avec une grimace de jubilation ! Déserte, la grande salle commune, disparus les brocs d’étain luisant, les faïences à fleurs, les étincelantes casseroles de cuivre de la cuisine, tables de chêne aux pieds tors, escabeaux ! Quel cataclysme avait changé en un désert morne ce lieu qui, la veille, le jour même, était animé par les éclats de voix des routiers, le choc des gobelets, les rires des servantes ?

Il n’y avait pas eu cataclysme : il y avait eu coup d’État, coup de tête de maître Lureau. Le digne aubergiste, plus chauve que jamais, en butte aux quolibets de sa femme et aux railleries de ses clients, à qui Mme Lureau s’était empressée de raconter l’histoire de la fameuse pommade, l’aubergiste, devenu sombre en voyant, selon sa propre expression, sa clientèle fondre comme beurre à la poêle, l’aubergiste qui, de plus en plus, négligeait sa cuisine pour courir aux miroirs et voir si, par hasard, un cheveu, un seul, ne viendrait pas proclamer l’infaillibilité de l’invention de Cogolin, maître Lureau, donc, aigri, hargneux, inconsolable, avait eu tout à coup une idée de génie.

Ayant pris son auberge en grippe, il résolut de se défaire de son auberge, et d’entreprendre un autre commerce. Lequel ? C’est ce qu’on verra par la suite. Toujours est-il que Lureau était allé trouver, à l’insu de sa femme, un de ses confrères qui, cinq cents pas plus loin, tenait une auberge à l’enseigne de la Bonne-Encontre. Il était arrivé à ce confrère le contraire de ce qui arrivait à Lureau. La Bonne-Encontre avait naturellement hérité des clients qui avaient fui le Grand-Henri. D’où nécessité pour le patron de la Bonne-Encontre de s’agrandir et de perfectionner ses moyens d’action dans le temps même où le patron du Grand-Henri songeait à ce qui s’appelle une liquidation générale.

Il résulta de cette double situation qu’il y eut entre les deux patrons qui, jusque-là, s’étaient mutuellement souhaité la peste et la fièvre, un entretien fort long et fort amical ; à la suite de quoi, maître Garo, patron de la Bonne-Encontre, s’en vint rendre visite à son confrère, et sans avoir l’air de rien estima, pesa, compta. Après quoi, Garo, avec un soupir, aligna sur la table un certain nombre de piles d’écus et pistoles que Lureau, avec un sourire fit tomber dans un petit sac de peau.

Ce jour-là donc, Lureau, en rentrant à l’auberge du Grand-Henri, commença par faire apporter une échelle et décrocha l’enseigne, non sans verser une larme.

Mme Lureau demeura stupéfaite d’abord. Puis, mettant ses deux poings sur ses hanches, elle envoya à son époux une de ces bordées d’invectives devant lesquelles Lureau, en mari bien dressé, avait coutume de fuir. Mais, cette fois, il ne s’enfuit pas et, laissant crier sa femme, il ordonna