Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/71

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loups, chacun dans son coin, nous guettant d’un œil louche ; les rues appartiennent aux charlatans ; les guitares sont brisées, et nous ne connaissons guère que les grandes eaux de Versailles. Je sais, bien que mes regrets pour toutes ces bamboches du carnaval romantique, ne sont pas d’un homme fort. En somme, l’Italie ne me tient guère au cœur, car je préfère mon grand Paris moderne aux antiquailles des contrées étrangères. Les écrivains sont devenus des bourgeois, ce qui n’est point un mal et ce qui leur permet d’étudier le vrai, avec une passion plus sage et plus constante. Il faut être dans la vie de tout le monde, pour aimer et peindre la vie de tout le monde. C’est notre art nouveau, notre amour du réel, l’horreur de la pose et les nécessités de l’observation continue, qui nous ont embourgeoisés et enfermés dans nos cabinets de travail, comme des hommes de science. Mais ce qu’on peut regretter, ce sont les grandes amitiés, la fraternité des esprits. Nous nous isolons, et nous portons lourdement le poids de notre solitude.

Oui, notre œuvre littéraire manque aujourd’hui de cet éclat de jeunesse qui a laissé un rayonnement aux premières années de la monarchie de Juillet. Certes, je crois que nous continuons dignement la besogne ; mais nous en sommes au moment ingrat de l’âge mûr, lorsqu’il ne suffit plus de chanter et qu’il faut professer le vrai. Voilà pourquoi notre époque paraît triste. Nous marchons au milieu des ruines de la cathédrale romantique. À chacun des maîtres de 1830 qui meurt, c’est comme un nouveau pilier qui s’effondre. Lamartine, Théophile Gautier, Michelet, Edgar Quinet s’en sont allés. Voici George Sand qui vient de partir. Il ne reste plus debout que Victor Hugo, le chef, le géant, dont les fortes épaules suffisent encore à porter tout l’édifice branlant. Mais, après lui, la chenue pourra passer dans le champ désert.

II

George Sand est née à Paris, en 1804. Elle descend par son père de Maurice de Saxe, fils naturel d’Auguste II, roi de Pologne. En 1808, son père meurt, et elle est élevée au château de Nohant, près de La Châtre, dans le Berry, entre sa mère et sa grand’mère, qui se disputent son affection. Elle reste là jusqu’en 1817, c’est-à-dire jusqu’à treize, ans. Cette première enfance est caractéristique. Elle vit libre, lâchée en pleine nature, courant les bois avec les petits paysans, prenant des allures garçonnières, se passionnant pour les eaux claires et les grands arbres. Sa bonhomie, sa simplicité, son amour de l’égalité, furent pris par elle à cette source, dans cette belle existence de fille du grand air. Plus tard, quand elle parla de la campagne avec un sentiment si large, c’était qu’elle se souvenait. Même, dès l’enfance, son génie semble se trahir : elle invente aux veillées des histoires interminables ; elle rêve un héros, qu’elle appelle Corambé et auquel elle dresse un autel de pierres et de mousse, dans un coin du jardin ; pendant des années, elle porte Corambé dans son cœur, mûrissant le projet d’écrire un roman, une sorte de poème dans lequel elle contera les aventures extraordinaires de cet illustre personnage de son imagination. Les facultés maîtresses, l’invention et l’idéalisation, se trahissaient déjà.

Mais, à treize ans, un gros malheur la frappa. Sa mère et sa grand’mère ne peuvent décidément s’entendre au sujet de son éducation, et il est résolu qu’elle sera mise au couvent, à Paris. Pensez quelle dut être la tristesse de cet oiseau libre, enfermé dans la cage noire des Augustines anglaises, rue des Fossés-Saint-Victor : Elle pleure en songeant à sa chère nature, aux bois profonds, aux matinées si limpides de soleil, aux soirées d’un crépuscule si tendre. Cependant, le couvent a un vaste jardin ; elle se console et finit par reprendre sa liberté d’allures. D’abord, elle se montre indisciplinée, elle menace de révolutionner la maison. Puis, brusquement, agenouillée un matin dans la chapelle, elle se croit touchée par la grâce, elle éprouve une telle crise de dévotion, qu’elle parle de se faire religieuse. C’est le roman de cette époque de sa vie ; Corambé était oublié, Jésus le remplaçait. Mais la crise ne fut pas de longue durée. Un vieux confesseur, un jésuite, la tira de la terrible maladie des scrupules, où tombent toutes les jeunes dévotes trop ardentes. Elle paraît avoir dès lors été très tiède, la religion ne l’ayant pas contentés. Mais il lui fallait une occupation, une passion, et elle imagine de monter un théâtre et de divertir la communauté ; c’est elle qui arrange les pièces, à l’aide des souvenirs qu’une ancienne lecture de Molière lui a laissés. À toutes les époques de sa vie, on retrouve ainsi une flamme intérieure, un besoin de se dépenser par le travail ou par la rêverie.

En 1820, à seize ans, elle revient à Nohant, et perd sa grand’mère l’année suivante. Sa mère restait seule pour veiller sur elle : mais c’était un caractère triste et irritable, dont elle semble avoir eu beaucoup à souffrir. Elle jouit d’ailleurs d’une liberté complète, reprend ses jeux et ses longues courses. Elle monte à cheval, bat les chemins, suivie seulement d’un petit paysan. Ce sont alors ses lectures qui ont sur elle une influence décisive. Elle lit tout ce qui lui tombe sous la main. Les ouvrages d’histoire et de philosophie ne lui font pas peur ; au contraire, elle les recherche. Au couvent, la Bible et l’Imitation la passionnaient. À Nohant, elle est d’abord enthousiasmée par le Génie du Christianisme. Puis, Jean-Jacques Rousseau la frappe d’un coup de foudre ; elle a trouvé la révélation cherchée jusque-là, elle se donne tout entière à son maître. Naturellement, sa religion était fort ébranlée ; elle avait lu Mably, Leibnitz, et s’habituait au libre examen. Elle pratiquait pourtant encore, lorsqu’une querelle avec son confesseur la sépare complètement de l’Église. Dès lors, elle est déiste, ce qu’elle restera toute sa vie ; elle a la religion des poètes, qui adorent Dieu en dehors des cultes existants. Il faut dire qu’à cette époque la poésie la conquiert, Byron et Shakspeare l’enlèvent dans un élan d’admiration. Elle est fixée, l’art devient sa vraie croyance. Tout cela ne va pas, d’ailleurs, sans une certaine contagion. Elle glisse à la désespérance des grandes âmes du siècle ; elle subit la mode et pleure les larmes de René. Si les poètes lui soufflent la mélancolie, Rousseau lui apprend la révolte.