Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/72

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Elle traite la société de marâtre et songe peut-être déjà à la combattre, Même elle pousse le dégoût de la vie si loin, qu’un jour elle rêve le suicide, en lançant son cheval dans un fossé très profond.

Certes, une pareille nature, forte, libre, émancipée de pensée et d’action, semblait peu faite pour le mariage. Quand on déteste les hommes, il est rare qu’on s’entende avec un mari. Cependant, pour échapper aux mauvaises humeurs de sa mère, elle consent, en 1822, à épouser M. Dudevant, fils d’un baron de l’Empire. Le ménage va neuf ans, au milieu de querelles croissantes. Enfin, en 1831, un arrangement intervient, une séparation a lieu. Elle avait eu deux enfants ; elle part pour Paris avec sa fille, en laissant son fils à son mari. Elle est alors âgée de vingt-sept ans, et l’heure de sa gloire est arrivée.

À Paris, ses commencements sont fort modestes. Elle gagne quelque argent à peindre de petites compositions sur des étuis à cigares et sur des tabatières en bois de Spa. Mais son intention est surtout d’écrire ; elle cherche d’abord des traductions, puis s’enhardit, va demander conseil à Balzac, qui ne la devine pas et cherche à la décourager. Delatouche, directeur du Figaro, finit par lui ouvrir son journal, où ses débuts furent très peu brillants. Enfin, elle publie, en collaboration avec M. Jules Sandeau, son premier roman. Rose et Blanche, et donne, quelques mois plus tard, Indiana, signé de ce nom de George Sand, qu’elle devait illustrer. Tout le monde sait comment ce nom fut composé : Delatouche, quand il inséra Rose et Blanche, coupa d’abord le nom de M. Jules Sandeau en deux, et le livre fut signé Jules Sand ; puis, pour garder cette signature, lorsque parut Indiana, il conseilla à celle qui n’était alors que madame Dudevant, de changer simplement le prénom de Jules en celui de George.

George Sand vient au monde. Ici se place la période aventureuse de sa vie, les excentricités qui ameutèrent longtemps contre elle les bourgeois pudibonds. Elle adopte le vêtement d’homme, qu’elle avait d’ailleurs porté à Nohant pour ses longues excursions. Elle a une redingote-guérite en gros drap gris, et une cravate de laine. Elle ressemble à un étudiant de première année. Ses bottes surtout la ravissent. Elle en a parlé elle-même :« J’aurais volontiers dormi avec. Avec ces petits talons ferrés, j’étais solide sur le trottoir ; je voltigeais d’un bout de Paris à l’autre. » Ajoutez qu’elle fumait des cigarettes et même des cigares. Le scandale fut au comble. Ses premiers romans, dans lesquels elle s’attaque si âprement au mariage, font d’elle, aux yeux du gros public, un monstre, un révolutionnaire qui vit dans la débauche et qui rêve de démolir la société tout entière. Aujourd’hui, je crois qu’il est inutile de la défendre. On était en plein dans le carnaval romantique ; elle portait des culottes comme on porte une cocarde, par amour pour Byron. Les audaces de l’esprit n’allaient pas sans les audaces du costume. Elle voulait être un homme.

Alors, commence sa longue production de quarante années, cette intarissable source d’œuvres qui ne s’est pas ralentie une heure. Elle reste femme fatalement, et femme émancipée, croyant à l’amour libre, à la sainteté de la passion. Je ne veux pas descendre dans les détails d’alcôve et répéter les légendes qui ont couru parmi les bourgeois épouvantés. Mais certaines de ses liaisons appartiennent à l’histoire littéraire, par l’influence qu’elles eurent sur son talent. Il faut absolument rappeler son voyage en Italie avec Alfred de Musset, cet amour sous le ciel bleu de Venise, dont elle a raconté elle-même le tragique dénouement dans Elle et lui. Il faut la montrer avec Michel (de Bourges), avec Pierre Leroux, avec Frédéric Chopin, qui façonnèrent tour à tour son âme. Bien d’autres vinrent, que je n’ose nommer, parce que des certitudes seraient nécessaires. Elle semble rester haute et fière, au milieu de toutes ses passions, plus curieuse de l’esprit que de la chair, cherchant peut-être un maître qu’elle ne trouva pas, comme don Juan, passionné de beauté, cherchait inutilement son idéale maîtresse. Elle n’a eu des désirs que devant le talent, et nous verrons tout à l’heure, en étudiant ses œuvres, que le tribun Michel (de Bourges), le philosophe humanitaire Pierre Leroux, le grand compositeur Chopin, la possédèrent surtout dans son esprit.

Forcément, elle est républicaine ; elle salue la République de 48 en style lyrique. Mais, dès les journées de Juin, elle reste toute troublée par les massacres ; sa bonté se révolte, elle ne comprend plus la nécessité de la lutte. Une fois encore, elle est là tout entière, avec ses élans de foi et ses indolences naturelles. Elle se retire à Nohant, où elle écrit ses romans champêtres, comme pour se reposer de sa campagne révolutionnaire ; elle avait collaboré à la Commune de Paris, avec Barbès et Sobrier ; elle avait même fondé un journal : la Cause du Peuple. Et ses romans champêtres resteront ses chefs-d’œuvre, car elle y a mis le meilleur d’elle-même, dans ce besoin de calme et de bonté dont elle fut prise après la lutte, quand le tocsin des journées de Juin sonnait encore à ses oreilles. Alors, son cœur paraît s’apaiser, sa vie s’élargit et prend l’aspect d’une nappe dormante, dont l’eau de cristal reflète le ciel. L’automne pour elle commence de bonne heure et a une douceur, une maturité superbes. Elle devient la châtelaine de Nohant que notre génération a connue, elle appartient toute à ses petites-filles et au travail. Un traité qui la liait à la Revue des Deux Mondes, l’a forcée à tenir la plume jusqu’à sa dernière heure. Pendant le second Empire, elle produit sans relâche, elle retourne à l’art pur, dégagée des influences philosophiques et humanitaires. C’est comme une seconde jeunesse, plus calme et plus limpide. Il y a deux mois à peine, elle publiait encore un roman, son dernier.

Rien de plus digne que cette haute figure de matrone. Sa vieillesse a inspiré le respect à tous. Les injures avaient cessé autour d’elle. On ne songeait plus aux excentricités ni aux révoltes d’autrefois, ou ne voyait que son grand talent, sa virilité dans la production. Elle avait une simplicité de mère de famille, tricotait, soignait ses poules, veillait à l’hospitalité large qui était la vieille règle de la maison. Elle gardait ses nuits pour le travail. Elle devenait de plus en plus silencieuse et grave, parlant peu, répondant par des sourires. Et elle est morte en grande âme simple, elle a voulu être enterrée sans éclat, dans