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ŒUVRES CRITIQUES

est abondante. On met la bêtise publique en coupe réglée, et Ion pousse un cri de douleur et de rage, lorsqu’on vous accorde seulement vingt et quelques jours pour l’exploiter en grand.

Moi, qui ne suis pas de la boutique, je trouve que ces trois semaines vont être d un joli poids, pour les garçons de quelque littérature, sensibles àlabonne tenue intellectuelle de leurs contemporains. Le mieux, sera de ne plus lire un journal, car les journaux ravis de l’aubaine, dans ce mois d’août si vide d’habitude, si difficile à passer, abuseront certainement de la matière électorale. Ils se rattraperont de la brièveté du temps sur la quantité de prose indigeste. Tiois jours, il nie semble, auraient suffi : le premier pour avertir le pays, le second pour qu’il réfléchisse, et le troisième pour qu’il vote. S’il ne sait pas en un jour ce qu’il doit faire, il ne le saura jamais. J’ai comme une idée qu’un jour suffirait aux électeurs pour bien voter, mais que trois semaines ne suffisent pas aux hommes politiques pour faire voter les électeurs à leur guise. La question pratique du suffrage universel est là.

Certes, le principe du suffrage universel paraît inattaquable. C’est le seul outil de gouvernement d'une logique absolue.

Imaginez une nation dont tous les citoyens sont également sages et instruits. Ils se réunissent tous les trois ou quatre ans. délèguent le pouvoir à ceux d’entre eux qu’ils savent les plus capables de l’exercer. Rien de plus net en théorie, rien de plus humainement juste.

Mais le fâcheux est que la théorie se détraque, dès que l’on passe à l’application. Un peuple n’est pas une addition dont tous les chiffres se valent. Dès lors, en donnant la même valeur à chaque citoyen,. on introduit dans le total des causes d’erreur énormes qui vicient l’opération tout entière. En un mot, du moment que les hommes interviennent avec leurs folies et leurs infirmités, la logique mathématique du suffrage universel est détruite, il ne reste qu’un gâchis abominable. Ce n’est plus de la science, c’est de l’empirisme, et du plus trouble, du plus dangereux.

Voilà pourquoi tous les esprits scientifiques de ce siècle se sont montrés pleins d’hésitation et de défiance devant le suffrage universel. Je parle de nos philosophes, de nos savants, de ceux qui procèdent par l’observation et l’expérimentation. Ils refusent l’absolu, ils étudient l’homme en dehors des dogmes, et ils trouvent que l'égalité physiologique n’existe pas, qu’un homme n’en vaut pas un autre, qu’il y a une élimination continue et nécessaire de presque toute une moitié de l’humanité. Si bien que le suffrage universel n’est plus une réalité basée sur le vrai, mais qu’il devient une idéalité s’appuyant sur la conception religieuse d’une égalité des âmes. Nos terribles intransigeants, nos athées se doutent-ils qu’ils sont de simples catholiques, lorsqu’ils appellent au scrutin jusqu’aux idiots et aux goitreux ?

Voyez Littré, voyez M. Taine et M. Renan, voyez tous ceux qui ont tenté d’appliquer la formule moderne de nos sciences à la politique : ils reculent à l’idée de remettre le gouvernement aux mains de la nation tout entière, parce que les éléments ne leur en paraissent pas assez déterminés, parce que l’observation et l’expérience leur ont montré les inégalités que le travail de sélection produit dans chaque peuple, parce qu’enfin ils refusent de se lancer dans un empirisme qui va droit au charlatanisme des médiocres et des ambitieux.

Voilà ce qu’il faut nettement établir : le suffrage universel n’a rien encore de scientifique, il est tout empirique. Avec la masse considérable de nos électeurs illettrés, avec-les honteux trafics sur la coquinerie des uns et la bêtise des autres, on ne peut savoir ce qui sortira du scrutin. Le total de l’opération est quand même falsifié, jamais le vrai ne sera obtenu, parce qu’il est le vrai. Les candidats qui méritent d’être élus, en sont réduits à descendre aux mêmes manœuvres louches que les candidats qui n’ont aucune bonne raison pour l’être. En un mot, le principe superbe de la souveraineté du peuple disparaît, il ne reste que la cuisine malpropre d’un tas de gaillards qui se servent du suffrage universel pour se partager le pays, comme on se sert d’un couteau pour découper un poulet.

Et cela explique que les ’hommes politiques .se fâchent, quand il leur faut, en trois semaines, pétrir les élections, les cuire et les manger. C’est que la besogne ne va pas toute seule : Il s’agit pour chacun de conquérir l’électeur, de l’amener à ses idées, de lui brouiller la cervelle au point de lui arracher son vote. Cela, en langue polie, s’appelle l’éclairer. Mais, comme chaque parti et même chaque candidat, a la prétention d’éclairer l’électeur à sa façon, vous vous doutez du bel effarement qui doit se produire dans la tête de celui-ci. On le tire à hue, on le tire à dia, et le plus souvent il vote au petit bonheur, cédant aux considérations les plus étranges du monde.

La vérité est que, jusqu’à présent, le suffrage universel est à qui sait le prendre. C’est une affaire d’habileté et d’énergie. On se rappelle avec quelle carrure le second empire s’en était emparé. Pendant dix-huit ans. il l’a tenu docile sous le fouet, et si la bête lui échappait vers la fin. c’est qu’il devenait maladroit et qu’il ne savait plus la monter. Aujourd’hui, la République tient les guides ; mais il ne faudrait pas qu’elle fît la moindre faute, car elle serait vite jetée sur les cailloux’, les reins cassés.

Il n’est pas d’instrument que l’on connaisse moins encore et dont l’emploi cause plus de surprises. .Nos hommes politiques s’en servent visiblement avec le respect de la peur. Cela se devine aux précautions qu’ils prennent, aux efforts énormes qu’ils dépensent, chaque fois qu’ils tentent le scrutin. S’il suffisait au mérite de se présenter, le mérite se présenterait simplement et serait élu. Mais nous voyons le mérite plus inquiet que la sottise, employant des engins formidables, se risquant comme sur un terrain plein de gouffres. C’est une loterie où il faut tricher. Le suffrage universel nature et bonhomme, celui qui n’a point passé par les casseroles de la politique, n’existe pas. Il n’y a que le suffrage universel cuisiné, sophistiqué, travaillé ainsi qu’une pâte pendant des semaines, promis comme de la brioche au bon peuple qui n’a pas de pain ; et encore il arrive que, lors--