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Page:Zola - Fécondité.djvu/40

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Puis, Mathieu songeait aussi à cette loi d’imitation qui fait que les moins heureux s’appauvrissent encore, en copiant les heureux de ce monde. Quelle détresse, au fond de ce luxe envié, imité, si chèrement, même lorsqu’il est menteur ! Toutes sortes de besoins inutiles se créent, la production en est gâtée, détournée du simple nécessaire. Il n’est plus vrai de dire que le pain manque, pour exprimer la misère des gens. Ce qui manque, c’est le superflu, auquel ils ne peuvent renoncer, sans se croire déchus et en danger de mourir de faim.

Au dessert, quand la bonne ne fut plus là, Morange devint expansif, dans l’excitation du bon déjeuner ; et, regardant sa femme, clignant les paupières en désignant leur hôte :

— Voyons, c’est un ami sûr, on peut tout lui dire.

Puis, lorsque Valérie eut consenti, d’un mouvement de tête, avec un sourire :

— Eh bien ! voilà, mon cher ami, il est possible que je quitte l’usine prochainement. Oh ! ce n’est pas fait, mais tout de même j’y songe… Oui, j’y songe depuis bien des mois déjà ; car, enfin, gagner cinq mille francs, après huit années de zèle, et se dire surtout qu’on n’aura jamais beaucoup plus, c’est à désespérer de l’existence.

— C’est monstrueux, interrompit la jeune femme, c’est à se casser tout de suite la tête contre un mur.

— Dans ces conditions, mon cher ami, le mieux est de voir ailleurs, n’est-ce pas ? … Vous vous rappelez Michaud, ce garçon que j’ai eu sous mes ordres à l’usine, il y a six ans, fort intelligent d’ailleurs… Voici lonc six ans à peine qu’il nous a quittés pour entrer au Crédit National, et savez-vous ce qu’il gagne à cette heure ? Douze mille francs, vous entendez bien, douze mille francs !

Ce chiffre sonna comme un coup de trompette. Le ménage arrondissait des yeux d’extase. La fillette elle—même était devenue très rouge.