Page:Zola - Fécondité.djvu/581

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bonne, les quelques sous par jour qu’elle avait grand-peine à lui tirer, pour la nourriture et l’entretien. Il était arrivé au chiffre de huit mille francs d’appointements, il n’en dépensait pas la moitié, à coup sûr. Où passaient ses grosses économies dont il refusait de jouir ? Dans que trou caché les enfouissait-il ? Pour quelle passion secrète, pour quel rêve de tendresse folle ? Et il était très doux, très propre, la barbe très soignée, maintenant toute blanche, et il venait à son bureau avec un petit sourire, sans que rien, chez cet homme si régulier, si méthodique, révélât l’effondrement intérieur, tout ce que le désastre avait laissé de cendre et d’incendie mal éteint.

Un lien s’était peu à peu noué entre Constance et Morange. Lorsqu’elle l’avait vu revenir à l’usine, après la mort de sa fille, dévasté, elle s’était prise pour lui d’une pitié profonde, dans laquelle confusément, entrait une sourde inquiétude personnelle. Son Maurice devait vivre cinq ans encore, mais elle était hantée déjà, elle ne pouvait rencontrer Morange sans qu’un petit frisson glaçât la chair : c’était celui qui avait perdu son enfant unique.

Grand Dieu ! une telle catastrophe était donc possible ? Puis ; quand, frappée elle-même, elle avait connu l’horrible détresse, la brusque plaie béante, inguérissable, elle s’était rapprochée de ce frère en douleur, l’accueillant, le traitant avec une bienveillance qu’elle ne montrait pour personne. Parfois, elle l’invitait à venir passer la soirée, et tous deux causaient, souvent même ne disaient rien, mettaient leur misère en commun, dans leur silence. Elle avait profité plus tard de cette intimité pour être, grâce à lui, au courant des choses de l’usine, dont son mari évitait de lui parler. Depuis surtout qu’elle soupçonnait ce dernier de gestion mauvaise, de fautes, de dettes, elle tâchait de faire du comptable un confident, un espion même, qui l’aidât à prendre le plus possible d’une direction qu’elle sentait compromise. Et c’était pourquoi