dépense, en dehors du gros pain qu’il achetait tous les quatre jours, le mangeant rassis, afin d’en manger moins. Ce qui intriguait le monde, car il n’était pas de semaine où sa concierge ne posât la question : un monsieur si rangé, qui gagnait huit mille francs à son bureau, qui ne dépensait jamais un sou, que pouvait-il faire de son argent ? On calculait même la somme qu’il entassait dans quelque coin, des centaines de mille francs peut-être. Et une cassure plus grave encore se déclara, on l’arracha deux fois à une mort certaine. Un jour que Denis rentrait par le pont de Grenelle, il l’aperçut penché sur le parapet, regardant couler l’eau, près de culbuter, s’il ne l’avait retenu par sa redingote. Il s’était mis à rire de son air doux, en parlant d’un étourdissement. Puis, un autre jour, à l’usine, Victor Moineaud l’écarta d’une machine en branle, juste au moment où, l’air hypnotisé, il se laissait happer par les dents dévorantes d’un engrenage. De nouveau, il avait souri, reconnaissant son tort de passer trop près des roues. Aussi le surveillait-on, dans l’idée qu’il avait des absences. Si Denis le conservait comme chef de la comptabilité, c’était d’abord par reconnaissance pour ses longs services, mais, ensuite, l’extraordinaire était qu’il n’avait jamais mieux fait sa besogne, d’un scrupule têtu à retrouver les centimes égarés, d’une lucidité parfaite dans les plus interminables additions. Et la face calme, reposée, comme si aucune tempête n’avait encore battu son cœur, il continuait étroitement sa vie machinale, en maniaque discret, fou à lier peut-être, sans qu’on le sût.
Depuis quelques années, il y avait eu pourtant, dans l’existence de Morange, une grosse aventure. Bien qu’il fût le confident de Constance, qu’elle l’eût fait sien par la tyrannie de sa volonté, il s’était passionné peu à peu pour Hortense, la fillette de Denis. À mesure qu’il l’avait vue grandir, il s’était imaginé retrouver en elle Reine, sa