Page:Zola - Fécondité.djvu/727

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de sa conquête, de ce domaine qui s’étendait sans fin, sous le soleil couchant. Et, de nouveau, les souvenirs s’évoquaient, il se rappelait la matinée lointaine de plus de quarante ans déjà, où il avait laissé Marianne et les enfants avec trente sous, dans le pavillon de chasse délabré, qu’ils habitaient à la lisière des bois, par économie. Ils avaient des dettes, ils étaient la gaie, la divine imprévoyance, avec ces quatre petites bouches affamées toujours, ce flot de filles et de garçons qu’ils laissaient couler librement de leur amour, de leur foi en la vie. Puis, il se rappelait encore son retour du soir, les trois cents francs de son mois, les calculs qu’il avait faits, pris d’une lâche inquiétude, troublé par l’égoïsme empoisonné dont il rapportait le frisson de Paris. Les Beauchêne, avec leur usine, avec leur petit Maurice, le fils unique qu’ils élevaient en futur prince, lui avaient prédit la misère noire, la mort sur la paille, à lui, à sa femme, à leur troupeau de mioches. Et les Séguin, leurs propriétaires d’alors, avaient étalé devant lui leurs millions, leur hôtel fastueux, empli de merveilles, l’écrasant, le prenant en dérision et en pitié, eux dont la sagesse savait se borner à un garçon et à une fille. Et ces pauvres Morange eux-mêmes lui avaient parlé de donner une royale dot à leur fille Reine, dans le rêve qu’ils faisaient alors d’une place de douze mille francs, pleins de dédain pour la misère voulue des familles nombreuses. Et il n’était pas jusqu’à ces Lepailleur, les gens du Moulin, qui ne témoignassent leur méfiance de ce bourgeois, coupable de leur devoir douze francs d’œufs et de lait, se demandant si l’on payait ses dettes, lorsqu’on gâchait sa vie, au point de faire tant d’enfants à sa femme. Ah ! c’était bien vrai, il sentait sa faute, il disait alors que jamais il n’aurait une usine, ni un hôtel, ni même un moulin, pas plus que jamais sans doute il ne gagnerait douze mille francs. Les autres avaient tout, lui n’avait rien. Les autres, les