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LES ROUGON-MACQUART.

aux abominations de la misère. Il revoyait le coron sans pain, ces femmes, ces petits qui ne mangeraient pas le soir, tout ce peuple luttant, le ventre vide. Et le doute dont il était effleuré parfois s’éveillait en lui, dans la mélancolie affreuse du crépuscule, le torturait d’un malaise qu’il n’avait jamais ressenti si violent. De quelle terrible responsabilité il se chargeait ! Allait-il les pousser encore, les faire s’entêter à la résistance, maintenant qu’il n’y avait ni argent ni crédit ? et quel serait le dénouement, s’il n’arrivait aucun secours, si la faim abattait les courages ? Brusquement, il venait d’avoir la vision du désastre : des enfants qui mouraient, des mères qui sanglotaient, tandis que les hommes, haves et maigris, redescendaient dans les fosses. Il marchait toujours, ses pieds butaient sur les pierres, l’idée que la Compagnie serait la plus forte et qu’il aurait fait le malheur des camarades l’emplissait d’une insupportable angoisse.

Lorsqu’il leva la tête, il vit qu’il était devant le Voreux. La masse sombre des bâtiments s’alourdissait sous les ténèbres croissantes. Au milieu du carreau désert, obstrué de grandes ombres immobiles, on eût dit un coin de forteresse abandonnée. Dès que la machine d’extraction s’arrêtait, l’âme s’en allait des murs. À cette heure de nuit, rien n’y vivait plus, pas une lanterne, pas une voix ; et l’échappement de la pompe lui-même n’était qu’un râle lointain, venu on ne savait d’où, dans cet anéantissement de la fosse entière.

Étienne regardait, et le sang lui remontait au cœur. Si les ouvriers souffraient la faim, la Compagnie entamait ses millions. Pourquoi serait-elle la plus forte, dans cette guerre du travail contre l’argent ? En tout cas, la victoire lui coûterait cher. On compterait ses cadavres, ensuite. Il était repris d’une fureur de bataille, du besoin farouche d’en finir avec la misère, même au prix de la mort. Autant valait-il que le coron