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L’ASSOMMOIR.

-elle pas à Coupeau, dans cette affaire, n’ayant rien à se reprocher contre son mari, pas même en pensée. Elle songeait au forgeron, le cœur tout hésitant et malade. Il lui semblait que le retour du souvenir de Lantier en elle, cette lente possession dont elle était reprise, la rendait infidèle à Goujet, à leur amour inavoué, d’une douceur d’amitié. Elle vivait des journées tristes, lorsqu’elle se croyait coupable envers son bon ami. Elle aurait voulu n’avoir de l’affection que pour lui, en dehors de son ménage. Cela se passait très haut en elle, au-dessus de toutes les saletés, dont Virginie guettait le feu sur son visage.

Quand le printemps fut venu, Gervaise alla se réfugier auprès de Goujet. Elle ne pouvait plus ne réfléchir à rien, sur une chaise, sans penser aussitôt à son premier amant ; elle le voyait quitter Adèle, remettre son linge au fond de leur ancienne malle, revenir chez elle, avec la malle sur la voiture. Les jours où elle sortait, elle était prise tout d’un coup de peurs bêtes, dans la rue ; elle croyait entendre le pas de Lantier derrière elle, elle n’osait pas se retourner, tremblante, s’imaginant sentir ses mains la saisir à la taille. Bien sûr, il devait l’espionner ; il tomberait sur elle une après-midi ; et cette idée lui donnait des sueurs froides, parce qu’il l’embrasserait certainement dans l’oreille, comme il le faisait par taquinerie, autrefois. C’était ce baiser qui l’épouvantait ; à l’avance, il la rendait sourde, il l’emplissait d’un bourdonnement, dans lequel elle ne distinguait plus que le bruit de son cœur battant à grands coups. Alors, dès que ces peurs la prenaient, la forge était son seul asile ; elle y redevenait tranquille et souriante, sous la protection de Goujet, dont le marteau sonore mettait en fuite ses mauvais rêves.