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Page:Zola - L'Assommoir.djvu/291

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L’ASSOMMOIR.

Dieu ! si Coupeau se retournait, si Coupeau voyait l’autre ! Quelle tuerie ! quel carnage ! Et elles firent si bien, que le zingueur leur demanda :

— Qu’est-ce que vous regardez donc ?

Il se pencha, il reconnut Lantier.

— Nom de Dieu ! c’est trop fort, murmura-t-il. Ah ! le sale mufe, ah ! le sale mufe… Non, c’est trop fort, ça va finir…

Et, comme il se levait en bégayant des menaces atroces, Gervaise le supplia à voix basse.

— Écoute, je t’en supplie… Laisse le couteau… Reste à ta place, ne fais pas un malheur.

Virginie dut lui enlever le couteau qu’il avait pris sur la table. Mais elle ne put l’empêcher de sortir et de s’approcher de Lantier. La société, dans son émotion croissante, ne voyait rien, pleurait plus fort, pendant que madame Lerat chantait, avec une expression déchirante :

Orpheline, on l’avait perdue,
Et sa voix n’était entendue
Que des grands arbres et du vent.

Le dernier vers passa comme un souffle lamentable de tempête. Madame Putois, en train de boire, fut si touchée, qu’elle renversa son vin sur la nappe. Cependant, Gervaise demeurait glacée, un poing serré contre la bouche pour ne pas crier, clignant les paupières d’épouvante, s’attendant à voir, d’une seconde à l’autre, l’un des deux hommes, là-bas, tomber assommé au milieu de la rue. Virginie et madame Boche suivaient aussi la scène, profondément intéressées. Coupeau, surpris par le grand air, avait failli s’asseoir dans le ruisseau, en voulant se jeter sur Lantier. Celui-ci, les mains dans les poches, s’était simplement écarté. Et les deux hommes maintenant