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L’ASSOMMOIR.

pour voir aux portes des marchands, avant le passage des boueux ; et c’était ainsi qu’elle avait parfois des plats de riches, des melons pourris, des maquereaux tournés, des côtelettes dont elle visitait le manche, par crainte des asticots. Oui, elle en était là ; ça répugne les délicats, cette idée ; mais si les délicats n’avaient rien tortillé de trois jours, nous verrions un peu s’ils bouderaient contre leur ventre ; ils se mettraient à quatre pattes et mangeraient aux ordures comme les camarades. Ah ! la crevaison des pauvres, les entrailles vides qui crient la faim, le besoin des bêtes claquant des dents et s’empiffrant de choses immondes, dans ce grand Paris si doré et si flambant ! Et dire que Gervaise s’était fichu des ventrées d’oie grasse ! Maintenant, elle pouvait s’en torcher le nez. Un jour, Coupeau lui ayant chipé deux bons de pain pour les revendre et les boire, elle avait failli le tuer d’un coup de pelle, affamée, enragée par le vol de ce morceau de pain.

Cependant, à force de regarder le ciel blafard, elle s’était endormie d’un petit sommeil pénible. Elle rêvait que ce ciel chargé de neige crevait sur elle, tant le froid la pinçait. Brusquement, elle se mit debout, réveillée en sursaut par un grand frisson d’angoisse. Mon Dieu ! est-ce qu’elle allait mourir ? Grelottante, hagarde, elle vit qu’il faisait jour encore. La nuit ne viendrait donc pas ! Comme le temps est long, quand on n’a rien dans le ventre ! Son estomac s’éveillait, lui aussi, et la torturait. Tombée sur la chaise, la tête basse, les mains entre les cuisses pour se réchauffer, elle calculait déjà le dîner, dès que Coupeau apporterait l’argent : un pain, un litre, deux portions de gras-double à la lyonnaise. Trois heures sonnèrent au coucou du père Bazouge. Il n’était que trois heures. Alors