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LES ROUGON-MACQUART.

Le poêle, couvert de poussière de coke, brûlait encore, et un restant de ragoût, que le forgeron avait laissé au chaud, en croyant rentrer, fumait devant le cendrier. Gervaise, dégourdie par la grosse chaleur, se serait mise à quatre pattes pour manger dans le poêlon. C’était plus fort qu’elle, son estomac se déchirait, et elle se baissa, avec un soupir. Mais Goujet avait compris. Il posa le ragoût sur la table, coupa du pain, lui versa à boire.

— Merci ! merci ! disait-elle. Oh ! que vous êtes bon ! Merci !

Elle bégayait, elle ne pouvait plus prononcer les mots. Lorsqu’elle empoigna la fourchette, elle tremblait tellement qu’elle la laissa retomber. La faim qui l’étranglait lui donnait un branle sénile de la tête. Elle dut prendre avec les doigts. À la première pomme de terre qu’elle se fourra dans la bouche, elle éclata en sanglots. De grosses larmes roulaient le long de ses joues, tombaient sur son pain. Elle mangeait toujours, elle dévorait goulûment son pain trempé de ses larmes, soufflant très-fort, le menton convulsé. Goujet la força à boire, pour qu’elle n’étouffât pas ; et son verre eut un petit claquement contre ses dents.

— Voulez-vous encore du pain ? demandait-il à demi-voix.

Elle pleurait, elle disait non, elle disait oui, elle ne savait pas. Ah ! Seigneur ! que cela est bon et triste de manger, quand on crève !

Et lui, debout en face d’elle, la contemplait. Maintenant, il la voyait bien, sous la vive clarté de l’abat-jour. Comme elle était vieillie et dégommée ! La chaleur fondait la neige sur ses cheveux et ses vêtements, elle ruisselait. Sa pauvre tête branlante était toute