croyant avoir l’ennemi sur les talons, ayant la hâte fébrile de se mettre à l’abri, sur l’autre rive.
Un moment, ce fut du désespoir. Eh quoi ! on marchait depuis le matin sans manger, on venait encore de se tirer, à force de jambes, du terrible défilé d’Haraucourt, tout cela pour buter, dans ce désarroi, dans cet effarement, contre un mur infranchissable ! Avant des heures peut-être, le tour des derniers venus n’arriverait pas ; et chacun sentait bien que, si les Prussiens n’osaient continuer de nuit leur poursuite, ils seraient là dès la pointe du jour. Pourtant, l’ordre de former les faisceaux fut donné, on campa sur les vastes coteaux nus dont les pentes, longées par la route de Mouzon, descendent jusqu’aux prairies de la Meuse. En arrière, couronnant un plateau, l’artillerie de réserve s’établit en bataille, braqua ses pièces vers le défilé, pour en battre la sortie, au besoin. Et, de nouveau, l’attente commença, pleine de révolte et d’angoisse.
Cependant, le 106e se trouvait installé, au-dessus de la route, dans un chaume qui dominait la vaste plaine. C’était à regret que les hommes avaient lâché leurs fusils, jetant des regards en arrière, hantés de la crainte d’une attaque. Tous, le visage dur et fermé, se taisaient, ne grognaient par instants que de sourdes paroles de colère. Neuf heures allaient sonner, il y avait deux heures qu’on était là ; et beaucoup, malgré l’atroce fatigue, ne pouvaient dormir, allongés par terre, tressaillant, prêtant l’oreille aux moindres bruits lointains. Ils ne luttaient plus contre la faim qui les dévorait : on mangerait là-bas, de l’autre côté de l’eau, et l’on mangerait de l’herbe, si l’on ne trouvait pas autre chose. Mais l’encombrement ne semblait que s’accroître, les officiers que le général Douay avait postés près du pont, revenaient de vingt minutes en vingt minutes, avec la même et irritante nouvelle que des heures, des heures encore seraient nécessaires. Enfin, le général s’était décidé à se frayer lui-même un passage, jusqu’au