Page:Zola - La Débâcle.djvu/194

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tournée vers Jean. Celui-ci la regardait, un peu surpris de la trouver moins belle que la veille, plus mince, plus pâle, à présent qu’il ne la voyait plus au travers de la demi-hallucination de sa fatigue. Ce qui restait frappant, c’était sa ressemblance avec son frère ; et, cependant, toute la différence de leurs natures s’accusait profonde, à cette minute : lui, d’une nervosité de femme, ébranlé par la maladie de l’époque, subissant la crise historique et sociale de la race, capable d’un instant à l’autre des enthousiasmes les plus nobles et des pires découragements ; elle, si chétive, dans son effacement de cendrillon, avec son air résigné de petite ménagère, le front solide, les yeux braves, du bois sacré dont on fait les martyrs.

— Fière de moi ! s’écria Maurice, il n’y a pas de quoi, vraiment ! Voilà un mois que nous fuyons comme des lâches que nous sommes.

— Dame ! dit Jean, avec son bon sens, nous ne sommes pas les seuls, nous faisons ce qu’on nous fait faire.

Mais la crise du jeune homme éclata, plus violente.

— Justement, j’en ai assez !… Est-ce que ce n’est pas à pleurer des larmes de sang, ces défaites continuelles, ces chefs imbéciles, ces soldats qu’on mène stupidement à l’abattoir comme des troupeaux ?… Maintenant, nous voilà au fond d’une impasse. Vous voyez bien que les Prussiens arrivent de toutes parts ; et nous allons être écrasés, l’armée est perdue… Non, non ! je reste ici, je préfère qu’on me fusille comme déserteur… Jean, tu peux partir sans moi. Non ! je n’y retourne pas, je reste ici.

Un nouvel accès de larmes l’avait abattu sur l’oreiller. C’était une détente nerveuse irrésistible, qui emportait tout, une de ces chutes soudaines dans le désespoir, le mépris du monde entier et de lui-même, auxquelles il était si fréquemment sujet. Sa sœur, le connaissant bien, demeurait placide.