Page:Zola - La Débâcle.djvu/20

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Puis, poursuivant Weiss, tout heureux, qui se hâtait de rentrer à Mulhouse :

— À coups de pied dans le cul, monsieur, à coups de pied dans le cul, jusqu’à Berlin !

Un quart d’heure plus tard, une autre dépêche disait que l’armée avait dû abandonner Wœrth et battait en retraite. Ah ! quelle nuit ! Rochas, foudroyé de sommeil, venait de s’envelopper dans son manteau et dormait sur la terre, insoucieux d’un abri, comme cela lui arrivait souvent. Maurice et Jean s’étaient glissés sous la tente, où déjà Loubet, Chouteau, Pache et Lapoulle se tassaient, la tête sur leur sac. On tenait six, à condition de replier les jambes. Loubet avait d’abord égayé leur faim à tous, en faisant croire à Lapoulle qu’il y aurait du poulet, le lendemain matin, à la distribution ; mais ils étaient trop las, ils ronflaient, les Prussiens pouvaient venir. Un instant, Jean resta sans bouger, serré contre Maurice ; malgré sa grande fatigue, il tardait à s’endormir, tout ce qu’avait dit ce monsieur lui tournait dans la tête, l’Allemagne en armes, innombrable, dévorante ; et il sentait bien que son compagnon non plus ne dormait pas, pensait aux mêmes choses. Puis, celui-ci eut une impatience, un mouvement de recul, et l’autre comprit qu’il le gênait. Entre le paysan et le lettré, l’inimitié d’instinct, la répugnance de classe et d’éducation étaient comme un malaise physique. Le premier pourtant en éprouvait une honte, une tristesse au fond, se faisant petit, tâchant d’échapper à ce mépris hostile qu’il devinait là. Si la nuit dehors devenait fraîche, on étouffait tellement sous la tente, parmi l’entassement des corps, que Maurice, exaspéré de fièvre, sortit d’un saut brusque, alla s’étendre à quelques pas. Jean, malheureux, roula dans un cauchemar, un demi-sommeil pénible, où se mêlaient le regret de ne pas être aimé et l’appréhension d’un immense malheur, dont il croyait entendre le galop, là-bas, au fond de l’inconnu.