Page:Zola - La Débâcle.djvu/22

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ombres d’estafettes galopaient, affolées et indistinctes. Il y eut des piétinements, des jurons, comme un cri étouffé de mort, suivi d’un effrayant silence. Quoi donc ? était-ce la fin ? Un souffle glacé avait couru sur le camp, anéanti de sommeil et d’angoisse.

Et ce fut alors que Jean et Maurice reconnurent le colonel de Vineuil, dans une ombre maigre et haute, qui passait rapidement. Il devait être avec le major Bouroche, un gros homme à tête de lion. Tous les deux échangeaient des paroles sans suite, de ces paroles incomplètes, chuchotées, comme on en entend dans les mauvais rêves.

— Elle vient de Bâle… Notre première division détruite… Douze heures de combat, toute l’armée en retraite…

L’ombre du colonel s’arrêta, appela une autre ombre qui se hâtait, légère, fine et correcte.

— C’est vous, Beaudoin ?

— Oui, mon colonel.

— Ah ! mon ami, Mac-Mahon battu à Frœschwiller, Frossard battu à Spickeren, de Failly immobilisé, inutile entre les deux… À Frœschwiller, un seul corps contre toute une armée, des prodiges. Et tout emporté, la déroute, la panique, la France ouverte…

Des larmes l’étranglaient, des paroles encore se perdirent, les trois ombres disparurent, noyées, fondues.

Dans un frémissement de tout son être, Maurice s’était mis debout.

— Mon Dieu ! bégaya-t-il.

Et il ne trouvait rien autre chose, tandis que Jean, le cœur glacé, murmurait :

— Ah ! fichu sort !… Ce monsieur, votre parent, avait tout de même raison de dire qu’ils sont plus forts que nous.

Hors de lui, Maurice l’aurait étranglé. Les Prussiens plus forts que les Français ! c’était de cela que saignait son orgueil. Déjà, le paysan ajoutait, calme et têtu :