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Page:Zola - La Débâcle.djvu/26

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convaincu, se pourléchant. Cet animal de Loubet, pas moyen de s’ennuyer avec lui ! Et, lorsque le feu crépita au soleil, lorsque la marmite se mit à chanter, tous, en dévotion, rangés autour, s’épanouirent, regardant danser la viande, humant la bonne odeur qui commençait à se répandre. Ils avaient une faim de chien depuis la veille, l’idée de manger emportait tout. On était rossé, mais ça n’empêchait pas qu’il fallait s’emplir. D’un bout à l’autre du camp, les feux des cuisines flambaient, les marmites bouillaient, et c’était une joie vorace et chantante, au milieu des claires volées de cloches qui continuaient à venir de toutes les paroisses de Mulhouse.

Mais, comme il allait être neuf heures, une agitation se propagea, des officiers coururent, et le lieutenant Rochas, à qui le capitaine Beaudoin avait donné un ordre, passa devant les tentes de sa section.

— Allons, pliez tout, emballez tout, on part !

— Mais la soupe ?

— Un autre jour, la soupe ! On part tout de suite !

Le clairon de Gaude sonnait, impérieux. Ce fut une consternation, une colère sourde. Eh quoi ! partir sans manger, ne pas attendre une heure que la soupe fût possible ! L’escouade voulut quand même boire le bouillon ; mais ce n’était encore que de l’eau chaude ; et la viande, pas cuite, résistait, pareille à du cuir sous les dents. Chouteau grogna des paroles rageuses. Jean dut intervenir, afin de hâter les préparatifs de ses hommes. Qu’y avait-il donc de si pressé, à filer ainsi, à bousculer les gens, sans leur laisser le temps de reprendre des forces ? Et, comme, devant Maurice, on disait qu’on marchait à la rencontre des Prussiens, pour la revanche, il haussa les épaules, incrédule. En moins d’un quart d’heure, le camp fut levé, les tentes pliées, rattachées sur les sacs, les faisceaux défaits, et il ne resta, sur la terre nue, que les feux des cuisines qui achevaient de s’éteindre.