Page:Zola - La Débâcle.djvu/305

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détonations ne cessaient point. Cinq hommes furent tués, un lieutenant eut le corps coupé en deux.

Maurice et Jean avaient eu la chance de rencontrer une haie, derrière laquelle ils purent galoper sans être vus. Une balle pourtant y troua la tempe d’un de leurs camarades, qui tomba dans leurs jambes. Ils durent l’écarter du pied. Mais les morts ne comptaient plus, il y en avait trop. L’horreur du champ de bataille, un blessé qu’ils aperçurent, hurlant, retenant à deux mains ses entrailles, un cheval qui se traînait encore, les cuisses rompues, toute cette effroyable agonie finissait par ne plus les toucher. Et ils ne souffraient que de l’accablante chaleur du soleil de midi qui leur mangeait les épaules.

— Ce que j’ai soif ! bégaya Maurice. Il me semble que j’ai de la suie dans la gorge. Tu ne sens pas cette odeur de roussi, de laine brûlée ?

Jean hocha la tête.

— Ça sentait la même chose à Solférino. Peut-être bien que c’est l’odeur de la guerre… Attends, j’ai encore de l’eau-de-vie, nous allons boire un coup.

Derrière la haie, tranquillement, ils s’arrêtèrent une minute. Mais l’eau-de-vie, au lieu de les désaltérer, leur brûlait l’estomac. C’était exaspérant, ce goût de roussi dans la bouche. Et ils se mouraient aussi d’inanition, ils auraient volontiers mordu à la moitié de pain que Maurice avait dans son sac ; seulement, était-ce possible ? Derrière eux, le long de la haie, d’autres hommes arrivaient sans cesse, qui les poussaient. Enfin, d’un bond, ils franchirent la dernière pente. Ils étaient sur le plateau, au pied même du calvaire, la vieille croix rongée par les vents et la pluie, entre deux maigres tilleuls.

— Ah ! bon sang, nous y voilà ! cria Jean. Mais le tout est d’y rester !

Il avait raison, l’endroit n’était pas précisément agréable, comme le fit remarquer Lapoulle d’une voix