Page:Zola - La Débâcle.djvu/36

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il souffrit affreusement du regard méprisant que le cousin Honoré jeta sur les traînards, stupéfait soudain de l’apercevoir parmi ce troupeau d’hommes désarmés. Déjà, le défilé se terminait, le matériel des batteries, les prolonges, les fourragères, les forges. Puis, dans un dernier flot de poussière, ce furent les haut-le-pied, les hommes et les chevaux de rechange, dont le trot se perdit à un autre coude de la route, au milieu du grondement peu à peu décroissant des sabots et des roues.

— Pardi ! déclara Loubet, ce n’est pas malin de faire les crânes, quand on va en voiture !

L’état-major avait trouvé Altkirch libre. Pas de Prussiens encore. Et, toujours dans la crainte d’être talonné, de les voir paraître d’une minute à l’autre, le général Douay avait voulu qu’on poussât jusqu’à Dannemarie, où les têtes de colonne n’étaient entrées qu’à cinq heures du soir. Il était huit heures, la nuit se faisait, qu’on établissait à peine les bivouacs, dans la confusion des régiments réduits de moitié. Les hommes, exténués, tombaient de faim et de fatigue. Jusqu’à près de dix heures, on vit arriver, cherchant et ne retrouvant plus leurs compagnies, les soldats isolés, les petits groupes, toute cette lamentable et interminable queue des éclopés et des révoltés, semés le long des chemins.

Jean, dès qu’il put rejoindre son régiment, se mit en quête du lieutenant Rochas, pour faire son rapport. Il le trouva, ainsi que le capitaine Beaudoin, en conférence avec le colonel, tous les trois devant la porte d’une petite auberge, très préoccupés de l’appel, inquiets de savoir où étaient leurs hommes. Dès les premiers mots du caporal au lieutenant, le colonel de Vineuil qui entendit, le fit approcher, le força à tout dire. Sa longue face jaune, où les yeux étaient restés très noirs, dans la blancheur des épais cheveux de neige et des longues moustaches tombantes, exprima une désolation muette.