Page:Zola - La Débâcle.djvu/402

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— On raconte tout de même que c’est un brave homme.

Mais ces quelques mots, dits modestement, firent bondir Delaherche. Toute la peur qu’il avait eue, toutes ses angoisses éclatèrent, en un cri de passion exaspérée, tournée à la haine.

— Un brave homme, en vérité, c’est bientôt dit !… Savez-vous, monsieur, que ma fabrique a reçu trois obus, et que ce n’est pas la faute à l’empereur, si elle n’a pas été brûlée !… Savez-vous que, moi qui vous parle, j’y vais perdre une centaine de mille francs, à toute cette histoire imbécile !… Ah ! non, non ! la France envahie, incendiée, exterminée, l’industrie forcée au chômage, le commerce détruit, c’est trop ! Un brave homme comme ça, nous en avons assez, que Dieu nous en préserve !… Il est dans la boue et dans le sang, qu’il y reste !

Du poing, il fit le geste énergique d’enfoncer, de maintenir sous l’eau quelque misérable qui se débattait. Puis, il acheva son café, d’une lèvre gourmande. Gilberte avait eu un léger rire involontaire, devant la distraction douloureuse d’Henriette, qu’elle servait comme une enfant. Quand les bols furent vides, on s’attarda, dans la paix heureuse de la grande salle à manger fraîche.

Et, à cette heure même, Napoléon iii était dans la pauvre maison du tisserand, sur la route de Donchery. Dès cinq heures du matin, il avait voulu quitter la Sous-Préfecture, mal à l’aise de sentir Sedan autour de lui, comme un remords et une menace, toujours tourmenté du reste par le besoin d’apaiser un peu son cœur sensible, en obtenant pour sa malheureuse armée des conditions meilleures. Il désirait voir le roi de Prusse. Il était monté dans une calèche de louage, il avait suivi la grande route large, bordée de hauts peupliers, cette première étape de l’exil, faite sous le petit froid de l’aube, avec la sensation de toute la grandeur déchue qu’il laissait, dans sa fuite ; et c’était, sur