Page:Zola - La Débâcle.djvu/43

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— Ah ! non, elle est trop drôle ! bégayait Loubet, la bouche pleine, en agitant sa cuiller. Comment ! c’est là l’ennemi qu’on nous menait combattre ? Il n’y avait personne !… Douze lieues en avant, douze lieues en arrière, et pas un chat devant nous ! Tout ça pour rien, pour le plaisir d’avoir eu peur !

Chouteau, qui torchait bruyamment l’écuelle, gueula alors contre les généraux, sans les nommer.

— Hein ? les cochons ! sont-ils assez crétins ! De fameux lièvres qu’on nous a donnés là ! S’ils se sont cavalés ainsi, quand il n’y avait personne, hein ? auraient-ils pris leurs jambes à leur cou, s’ils s’étaient trouvés en face d’une vraie armée !

On avait jeté une nouvelle brassée de bois dans le feu, pour la joie claire de la grande flamme qui montait, et Lapoulle, en train de se chauffer béatement les jambes, éclatait d’un rire idiot, sans comprendre, lorsque Jean, après avoir commencé par faire la sourde oreille, se permit de dire, paternellement :

— Taisez-vous donc !… Si l’on vous entendait, ça pourrait mal tourner.

Lui-même, dans son simple bon sens, était outré de la bêtise des chefs. Mais il fallait bien les faire respecter ; et, comme Chouteau grognait encore, il lui coupa la parole.

— Taisez-vous !… Voici le lieutenant, adressez-vous à lui, si vous avez des observations à faire.

Maurice, assis silencieusement à l’écart, avait baissé la tête. Ah ! c’était bien la fin de tout ! À peine avait-on commencé, et c’était fini. Cette indiscipline, cette révolte des hommes, au premier revers, faisaient déjà de l’armée une bande sans liens aucuns, démoralisée, mûre pour toutes les catastrophes. Là, sous Belfort, eux n’avaient pas vu un Prussien, et ils étaient battus.

Les jours qui suivirent, furent, dans leur monotonie,