Page:Zola - La Débâcle.djvu/445

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faute de bois sec, et dont la fraîcheur sucrée s’était changée bientôt en une intolérable sensation de brûlure. Sans compter que la dysenterie se déclarait, causée par la fatigue, la mauvaise nourriture, l’humidité persistante. À plus de dix reprises, Jean, adossé contre le tronc du même arbre, les jambes sous l’eau, avait allongé la main, pour tâter si Maurice ne s’était pas découvert, dans l’agitation de son sommeil. Depuis que, sur le plateau d’Illy, son compagnon l’avait sauvé des Prussiens, en l’emportant entre ses bras, il payait sa dette au centuple. C’était, sans qu’il le raisonnât, le don entier de sa personne, l’oubli total de lui-même pour l’amour de l’autre ; et cela obscur et vivace, chez ce paysan resté près de la terre, qui ne trouvait pas de mots pour exprimer ce qu’il sentait. Déjà, il s’était retiré les morceaux de la bouche, comme disaient les hommes de l’escouade ; maintenant, il aurait donné sa peau pour en revêtir l’autre, lui abriter les épaules, lui réchauffer les pieds. Et, au milieu du sauvage égoïsme qui les entourait, de ce coin d’humanité souffrante dont la faim enrageait les appétits, il devait peut-être à cette complète abnégation de lui-même ce bénéfice imprévu de conserver sa tranquille humeur et sa belle santé ; car lui seul, solide encore, ne perdait pas trop la tête.

Aussi, après cette nuit affreuse, Jean mit-il à exécution une idée qui le hantait.

— Écoute, mon petit, puisqu’on ne nous donne rien à manger et qu’on nous oublie dans ce sacré trou, faut pourtant se remuer un peu, si l’on ne veut pas crever comme des chiens… As-tu encore des jambes ?

Heureusement, le soleil avait reparu, et Maurice en était tout réchauffé.

— Mais oui, j’ai des jambes !

— Alors, nous allons partir à la découverte… Nous avons de l’argent, c’est bien le diable si nous ne trouvons pas quelque chose à acheter. Et ne nous embarrassons pas