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Page:Zola - La Débâcle.djvu/448

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le Hattoy, les plateaux de Floing et d’Illy, le bois de la Garenne, ces champs exécrables du massacre et de la défaite.

— Tout à l’heure, pendant que je t’attendais, j’ai dû me décider à tourner le dos, car j’aurais fini par hurler de rage, oui ! hurler comme un chien qu’on exaspère… Tu ne peux t’imaginer le mal que ça me fait, ça me rend fou !

Jean le regardait, étonné de cet orgueil saignant, inquiet de surprendre de nouveau dans ses yeux cet égarement de folie qu’il avait remarqué déjà. Il affecta de plaisanter.

— Bon ! c’est facile, nous allons changer de pays.

Alors, ils errèrent jusqu’à la fin du jour, au hasard des sentiers. Ils visitèrent la partie plate de la presqu’île, dans l’espérance d’y trouver des pommes de terre encore ; mais les artilleurs, ayant pris les charrues, avaient retourné les champs, glanant, ramassant tout. Ils revinrent sur leurs pas, ils traversèrent de nouveau des foules désœuvrées et mourantes, des soldats promenant leur faim, semant le sol de leurs corps engourdis, tombés d’épuisement par centaines, au grand soleil. Eux-mêmes, à chaque heure, succombaient, devaient s’asseoir. Puis, une sourde exaspération les remettait debout, ils recommençaient à rôder, comme aiguillonnés par l’instinct de l’animal qui cherche sa nourriture. Cela semblait durer depuis des mois, et les minutes coulaient pourtant, rapides. Dans l’intérieur des terres, du côté de Donchery, ils eurent peur des chevaux, ils durent s’abriter derrière un mur, ils restèrent là longtemps, à bout de forces, regardant de leurs yeux vagues ces galops de bêtes folles passer sur le ciel rouge du couchant.

Ainsi que Maurice l’avait prévu, les milliers de chevaux emprisonnés avec l’armée, et qu’on ne pouvait nourrir, étaient un danger qui croissait de jour en jour. D’abord, ils avaient mangé l’écorce des arbres, ensuite ils s’étaient attaqués aux treillages, aux palissades, à toutes