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Page:Zola - La Débâcle.djvu/461

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en tremblait. Mais Lapoulle ne semblait même pas l’entendre. Resté par terre, accroupi près du corps, il dévorait le pain, éclaboussé de gouttes rouges ; il avait un air de stupidité farouche, comme étourdi par le gros bruit de ses mâchoires ; tandis que Chouteau et Loubet, à le voir si terrible dans son assouvissement, n’osaient pas même lui réclamer leur part.

La nuit était complètement venue, une nuit claire, au beau ciel étoilé ; et Maurice et Jean, qui avaient gagné leur petit bois, ne virent bientôt plus que Lapoulle, rôdant le long de la Meuse. Les deux autres avaient disparu, retournés sans doute au bord du canal, inquiets de ce corps qu’ils laissaient derrière eux. Lui, au contraire, semblait craindre d’aller là-bas, rejoindre les camarades. Après l’étourdissement du meurtre, alourdi par la digestion du gros morceau de pain avalé trop vite, il était évidemment saisi d’une angoisse, qui le faisait s’agiter, n’osant reprendre la route que barrait le cadavre, piétinant sans fin sur la berge, d’un pas vacillant d’irrésolution. Le remords s’éveillait-il, au fond de cette âme obscure ? ou bien n’était-ce que la terreur d’être découvert ? Il allait et venait ainsi qu’une bête devant les barreaux de sa cage, avec un besoin subit et grandissant de fuir, un besoin douloureux comme un mal physique, dont il sentait qu’il mourrait, s’il ne le contentait pas. Au galop, au galop, il lui fallait sortir tout de suite de cette prison où il venait de tuer. Pourtant, il s’affaissa, il resta longtemps vautré parmi les herbes de la rive.

Dans sa révolte, Maurice, lui aussi, disait à Jean :

— Écoute, je ne puis plus rester. Je t’assure que je vais devenir fou… Ça m’étonne que le corps ait résisté, je ne me porte pas trop mal. Mais la tête déménage, oui ! elle déménage, c’est certain. Si tu me laisses encore un jour dans cet enfer, je suis perdu… Je t’en prie, partons, partons tout de suite !