Page:Zola - La Débâcle.djvu/60

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telle besogne de massacre, qu’on tuait encore à dix heures du soir. C’était Wagram, les Autrichiens voulant nous couper du Danube, renforçant toujours leur aile droite pour battre Masséna, qui, blessé, commandait en calèche découverte, et Napoléon, malin et titanique, les laissant faire, et tout d’un coup cent pièces de canon enfonçant d’un feu terrible leur centre dégarni, le rejetant à plus d’une lieue, pendant que la droite, épouvantée de son isolement, lâchant pied devant Masséna redevenu victorieux, emporte le reste de l’armée dans une dévastation de digue rompue. C’était enfin la Moskowa, où le clair soleil d’Austerlitz reparut pour la dernière fois, une terrifiante mêlée d’hommes, la confusion du nombre et du courage entêté, des mamelons enlevés sous l’incessante fusillade, des redoutes prises d’assaut à l’arme blanche, de continuels retours offensifs disputant chaque pouce de terrain, un tel acharnement de bravoure de la garde russe, qu’il fallut pour la victoire les furieuses charges de Murat, le tonnerre de trois cents canons tirant ensemble et la valeur de Ney, le triomphal prince de la journée. Et, quelle que fût la bataille, les drapeaux flottaient avec le même frisson glorieux dans l’air du soir, les mêmes cris de : Vive Napoléon ! retentissaient à l’heure où les feux de bivouac s’allumaient sur les positions conquises, la France était partout chez elle, en conquérante qui promenait ses aigles invincibles d’un bout de l’Europe à l’autre, n’ayant qu’à poser le pied dans les royaumes pour faire rentrer en terre les peuples domptés.

Maurice achevait sa côtelette, grisé moins par le vin blanc qui pétillait au fond de son verre, que par tant de gloire évoquée, chantant dans sa mémoire, lorsque son regard tomba sur deux soldats en loques, couverts de boue, pareils à des bandits las de rouler les routes ; et il les entendit demander à la servante des renseignements sur l’exacte position des régiments campés le long du canal.