Page:Zola - La Débâcle.djvu/83

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dut partager le bœuf, ce jour-là, avec la justice la plus stricte, car les yeux s’étaient allumés, il y aurait eu des grognements, si un morceau avait paru plus gros que l’autre. On torcha tout, on s’en mit jusqu’aux yeux.

— Ah ! nom de Dieu ! déclara Chouteau, en se renversant sur le dos, quand il eut fini, ça vaut tout de même mieux qu’un coup de pied au derrière !

Et Maurice était très plein et très heureux, lui aussi, ne songeant plus à son pied dont la cuisson se calmait. Il acceptait maintenant ce compagnonnage brutal, redescendu à une égalité bon enfant, devant les besoins physiques de la vie en commun. La nuit, également, il dormit du profond sommeil de ses cinq camarades de tente, tous en tas, contents d’avoir chaud, sous l’abondante rosée qui tombait. Il faut dire que, poussé par Loubet, Lapoulle était allé prendre, à une meule voisine, de grandes brassées de paille, dans lesquelles les six gaillards ronflèrent comme dans de la plume. Et, sous la nuit claire, d’Auberive à Heutrégiville, le long des rives aimables de la Suippe, lente parmi les saules, les feux des cent mille hommes endormis éclairaient les cinq lieues de plaine, comme une traînée d’étoiles.

Au soleil levant, on fit le café, les grains pilés dans une gamelle avec la crosse du fusil, et jetés dans l’eau bouillante, puis le marc précipité au fond, à l’aide d’une goutte d’eau froide. Ce matin-là, le lever de l’astre était d’une magnificence royale, au milieu de grandes nuées de pourpre et d’or ; mais Maurice lui-même ne voyait plus ces spectacles des horizons et du ciel, et Jean seul, en paysan réfléchi, regardait d’un air inquiet l’aube rouge qui annonçait de la pluie. Aussi, avant le départ, comme on venait de distribuer le pain cuit la veille, et que l’escouade avait reçu trois pains longs, il blâma fortement Loubet et Pache de les avoir attachés sur leurs sacs. Les tentes étaient pliées, les sacs ficelés, on ne l’écouta point.