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LA FAUTE DE L’ABBÉ MOURET.

amis, un paysan, enfant de chœur à huit ans, dont la pension au séminaire était payée par une dame qui le protégeait. Il riait toujours, il jouissait naïvement à l’avance des petits bénéfices du métier : les douze cents francs d’appointement, le presbytère au fond d’un jardin, les cadeaux, les invitations à dîner, les menus profits des mariages, des baptêmes, des enterrements. Celui-là devait être heureux, dans sa cure.

Le regret mélancolique que lui apportait ce souvenir, surprit le prêtre extrêmement. N’était-il pas heureux, lui aussi ? Jusqu’à ce jour, il n’avait rien regretté, rien désiré, rien envié. Et même, en ce moment, il s’interrogeait, il ne trouvait en lui aucun sujet d’amertume. Il était, croyait-il, tel qu’aux premiers temps de son diaconat, lorsque l’obligation de lire son bréviaire, à des heures déterminées, avait empli ses journées d’une prière continue. Depuis cette époque, les semaines, les mois, les années coulaient, sans qu’il eût le loisir d’une mauvaise pensée. Le doute ne le tourmentait point ; il s’anéantissait devant les mystères qu’il ne pouvait comprendre, il faisait aisément le sacrifice de sa raison, qu’il dédaignait. Au sortir du séminaire, il avait eu la joie de se voir étranger parmi les autres hommes, de ne plus marcher comme eux, de porter autrement la tête, d’avoir des gestes, des mots, des sentiments d’être à part. Il se sentait féminisé, rapproché de l’ange, lavé de son sexe, de son odeur d’homme. Cela le rendait presque fier, de ne plus tenir à l’espèce, d’avoir été élevé pour Dieu, soigneusement purgé des ordures humaines par une éducation jalouse. Il lui semblait encore être demeuré pendant des années dans une huile sainte, préparée selon les rites, qui lui avait pénétré les chairs d’un commencement de béatification. Certains de ses organes avaient disparu, dissous peu à peu ; ses membres, son cerveau, s’étaient appauvris de matière, pour s’emplir d’âme, d’un air subtil qui le grisait parfois d’un