Page:Zola - Les Trois Villes - Lourdes, 1894.djvu/544

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leurs prétendues guérisons. Mais savait-on jamais, dans ce drôle de monde ? Il arrivait parfois des choses tellement extraordinaires ! Et si, par hasard, leur eau avait eu réellement une vertu surnaturelle, et si, de force, ils lui en faisaient boire, ce serait terrible de revivre, de recommencer son temps de bagne, l’abomination que Lazare, l’élu pitoyable du grand miracle, avait soufferte deux fois ! Non, non ! il ne voulait pas boire, il ne voulait pas tenter l’affreuse chance de la résurrection.

— Buvez, buvez, mon frère, répétait le vieux prêtre, gagné par les larmes, ne vous endurcissez pas dans votre refus des grâces célestes !

Et l’on vit alors cette chose terrible, cet homme à demi mort déjà se soulever, secouer les liens étouffants de la paralysie, dégager pour une seconde sa langue nouée, bégayant, grondant d’une voix rauque :

— Non, non, non !

Il fallut que Pierre emmenât, remît dans son chemin la vieille pèlerine hébétée. Elle n’avait pas compris ce refus de l’eau qu’elle emportait comme un trésor inestimable, le cadeau même de l’éternité de Dieu aux pauvres gens qui ne veulent pas mourir. Bancale, bossue, traînant sur sa canne le triste reste de ses quatre-vingts ans, elle disparut parmi la foule piétinante, dévorée de la passion d’être, avide de grand air, de soleil et de bruit.

Marie et son père venaient de frémir devant cet appétit de la mort, cette faim goulue du néant, que montrait le Commandeur. Ah ! dormir, dormir sans rêve, dans l’infini des ténèbres, éternellement, rien ne pouvait être si doux au monde ! Ce n’était point l’espoir d’une autre vie meilleure, le désir d’être heureux enfin, dans un paradis d’égalité et de justice ; c’était le seul besoin de la nuit noire, du sommeil sans fin, la joie de ne plus être, à jamais. Et le docteur Chassaigne avait eu un frisson, car lui aussi ne nourrissait qu’une pensée, la félicité de la