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Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/168

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daient les événements, stoïques, muets, en se remettant à leur tâche quotidienne. Rien n’était ni plus simple, ni plus digne, ni plus haut. Et il y avait encore l’héroïsme souriant de Mère-Grand et de Marie, qui toutes les deux couchaient au-dessus du laboratoire, où se manipulaient les plus terribles poudres, dans le continuel danger d’une explosion toujours possible.

Mais ce courage, cet ordre, cette dignité, ne faisaient que surprendre Pierre, sans le toucher. Il n’avait pas lieu de se plaindre, l’accueil était correct, sinon tendre, car il n’était encore là qu’un étranger, un prêtre. Et, malgré tout, il restait hostile, soulevé par cette sensation qu’il avait de se trouver dans un milieu où pas une de ses tortures ne pouvait être partagée, ni même soupçonnée. Comment s’arrangeaient-ils donc, ces gens, pour être si calmes, si heureux, dans leur incroyance religieuse, leur unique foi à la science, en face de ce terrifiant Paris, qui étalait devant eux la mer sans bornes, l’abomination grondante de ses injustices et de ses misères ? Il tourna la tête, il le regarda par le large vitrage, d’où il apparaissait à l’infini, toujours présent, toujours vivant de sa vie colossale. À cette heure, sous le soleil oblique de l’après-midi d’hiver, Paris était ensemencé d’une poussière lumineuse, comme si quelque semeur invisible, caché dans la gloire de l’astre, eût jeté à main pleine ces volées de grains, dont le flot d’or s’abattait de toutes parts. L’immense champ défriché en était couvert, le chaos sans fin des toitures et des monuments n’était plus qu’une terre de labour, dont quelque charrue géante avait creusé les sillons. Et Pierre, dans son malaise, agité quand même d’un besoin d’invincible espoir, se demanda si ce n’étaient pas là les bonnes semailles, Paris ensemencé de lumière par le divin soleil, pour la grande moisson future, cette moisson de vérité et de justice dont il désespérait.