Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/224

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prendre toute sa puissance, les rapprocher, les unir en une famille étroite. Beau rêve, rêve très noble et très pur de la liberté totale, de l’homme libre dans la société libre, auquel devait aboutir un esprit supérieur de savant, après avoir parcouru les autres sectes socialistes, toutes entachées de tyrannie. Le rêve anarchique est sûrement le plus haut, le plus fier, et quelle douceur de s’abandonner à l’espoir de cette harmonie de la vie qui, d’elle-même, livrée à ses forces naturelles, créerait le bonheur !

Quand Guillaume se tut, il sembla sortir d’un songe, il regarda Pierre avec quelque effarement, dans la crainte d’en avoir trop dit, de l’avoir blessé. Pierre, ému, un instant conquis, venait de sentir se dresser en lui l’objection pratique terrible, destructive de tout espoir. Pourquoi l’harmonie n’avait-elle pas agi aux premiers jours du monde, à la naissance des sociétés ? Comment la tyrannie avait-elle triomphé, livrant les peuples aux oppresseurs ? Et, si l’on réalisait jamais ce problème insoluble de tout détruire, de tout recommencer, qui donc pouvait promettre que l’humanité, obéissant aux mêmes lois, ne repasserait pas par les mêmes chemins ? Elle était en somme aujourd’hui ce que la vie l’avait faite, et rien ne prouvait que la vie ne la referait pas ce qu’elle était. Recommencer, ah ! oui ! mais pour autre chose ! Et cette autre chose était-elle vraiment dans l’homme ? n’était-ce pas l’homme lui-même qu’il aurait fallu changer ? Certes, repartir d’où l’on en était, pour continuer l’évolution commencée, quelle lenteur et quelle attente ! Mais quel danger, quel retard même, si l’on revenait en arrière, sans savoir par quelle route on regagnerait le temps perdu, au milieu du chaos des décombres !

— Couchons-nous, dit Guillaume en souriant. Suis-je bête de te fatiguer avec toutes ces choses qui ne te regardent pas !