Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il n’y avait plus que des bancs, sans coussin ni tapis, le long desquels s’alignaient des tables de guinguette, où les verres des consommations laissaient des ronds poisseux. Aucun luxe, aucun art, pas même de la propreté. Des becs de gaz sans globe, brûlant à l’air libre, flambaient, chauffaient furieusement l’épaisse buée dormante, faite des haleines et de la fumée des pipes. On apercevait sous ce voile des faces suantes, congestionnées, tandis que l’odeur âcre de tout ce monde entassé accroissait l’ivresse, les cris dont l’auditoire se fouettait à chaque chanson nouvelle. Il avait suffi de dresser ce tréteau, d’y produire ce Legras, aidé de deux ou trois filles, de lui faire chanter son répertoire de rageuses abominations, et le succès était venu en trois soirs, formidable, tout Paris alléché, affolé, s’entassant dans ce café borgne, que pendant dix ans les petits rentiers du quartier n’avaient pu faire vivre, lorsqu’on n’y permettait que leurs quotidiennes parties de dominos.

C’était le rut de l’immonde, l’irrésistible attirance de l’opprobre et du dégoût. Le Paris jouisseur, la bourgeoisie maîtresse de l’argent et du pouvoir, s’en écœurant à la longue, mais n’en voulant rien lâcher, n’accourait que pour recevoir à la face des obscénités et des injures. Hypnotisée par le mépris, elle avait, dans sa déchéance prochaine, le besoin qu’on le lui crachât à la face. Et quel symptôme effrayant, ces condamnés de demain se jetant d’eux-mêmes à la boue, hâtant volontairement leur décomposition, par cette soif de l’ignoble, qui asseyait là, dans le vomissement de ce bouge, des hommes réputés graves et honnêtes, des femmes frêles et divines, d’une grâce, d’un luxe qui sentaient bon !

À une des premières tables, contre l’estrade, la petite princesse de Harth s’épanouissait, les yeux fous, les narines frémissantes, ravie de contenter enfin sa curiosité exaspérée des bas-fonds parisiens ; tandis que le jeune