Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/43

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vieillard grand et sec, au nez en bec d’aigle, que ses rhumatismes avaient forcé récemment à prendre sa retraite. Fait colonel après la guerre, en récompense de sa belle conduite à Saint-Privat, il avait gardé à Napoléon III la foi jurée, malgré ses attaches profondément monarchistes. On lui passait, dans son monde, cette sorte de bonapartisme militaire, pour l’amertume qu’il mettait à accuser la république d’avoir tué l’armée. Et, brave homme, adorant sa sœur, madame de Quinsac, il semblait surtout obéir à un désir secret de celle-ci, en acceptant les invitations de la baronne, comme pour rendre plus naturelle et plus excusable la continuelle présence chez elle de Gérard.

Mais le baron et Dutheil revenaient du cabinet, en riant très haut, d’un rire exagéré, sans doute afin de faire croire à la parfaite liberté de leur esprit. Et l’on passa dans la salle à manger, où brûlait un grand feu, dont les flammes joyeuses luisaient telles qu’un rayon de printemps, au milieu des fins meubles anglais d’acajou clair, chargés d’argenterie et de cristaux. La pièce, d’un vert mousse tendre, avait un charme discret sous le jour pâle, et la table, au centre, avec la richesse de son couvert et la blancheur de son linge, orné d’un point de Venise, semblait avoir miraculeusement fleuri, toute une floraison de grosses roses thé, d’admirables fleurs pour la saison, et d’un parfum délicieux.

La baronne fit asseoir le général à sa droite, Amadieu à sa gauche. Le baron prit à sa droite Dutheil, à sa gauche Gérard. Puis, les enfants se placèrent aux deux bouts, Camille entre Gérard et le général, Hyacinthe entre Dutheil et Amadieu. Et, tout de suite, dès les œufs brouillés aux truffes, la conversation s’engagea, familière et gaie, cette conversation des déjeuners de Paris, où défilent les événements grands et petits de la veille et de la matinée, les vérités ainsi que les mensonges de tous les