Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/47

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— Oh ! elle m’assomme, daigna-t-il répondre. Si je vais à sa matinée, c’est dans l’espoir d’y rencontrer mon ami, le jeune lord Elson, qui m’a écrit de Londres pour m’y donner rendez-vous. J’avoue que c’est le seul salon où je trouve avec qui causer.

— Ainsi, demanda ironiquement Amadieu, vous voilà passé à l’anarchie ?

Imperturbable, de son air de haute élégance, Hyacinthe fit sa profession de foi.

— Mais monsieur, il me semble qu’en ces temps de bassesse et d’ignominie universelles, un homme de quelque distinction ne saurait être qu’anarchiste.

Un rire courut autour de la table. On le gâtait beaucoup, on le trouvait très drôle. Son père surtout s’amusait à l’idée d’avoir, lui ! un fils anarchiste ; et le général, dans ses heures de rancune, parlait de chambarder une société assez bête pour se laisser mener par quatre polissons. Seul, le juge d’instruction, qui était en train de se faire une spécialité des affaires anarchistes, lui tint tête, défendit la civilisation menacée, donna des détails terrifiants sur ce qu’il appelait l’armée de la dévastation et du massacre. Mais les autres convives continuaient de sourire, en mangeant d’un pâté de foies de canard vraiment délicieux, que passait le maître d’hôtel. Il y avait tant de misère, il fallait tout comprendre, les choses finiraient par s’arranger. Le baron lui-même déclara d’un air conciliant :

— C’est certain, on pourrait faire quelque chose. Quoi ? personne ne le sait au juste. Les revendications sages, oh ! je les accepte d’avance. Par exemple, améliorer le sort de l’ouvrier, créer de bonnes œuvres, tenez ! comme notre Asile des Invalides du travail, dont nous avons raison d’être fiers. Mais il ne faut pas qu’on nous demande l’impossible.

Au dessert, il se fit un moment de brusque silence,