Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/486

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cette borne géante, que Paris verra de toutes ses rues, et qu’il ne pourra voir sans se sentir méconnu et injurié, dans son effort et dans sa gloire.

Il avait, d’un geste large, montré Paris endormi dans le clair de lune, comme dans un drap d’argent, et il se remit en marche, suivi de son frère, tous les deux silencieux, descendant les pentes, vers les rues noires et désertes encore.

Jusqu’au boulevard extérieur, ils ne rencontrèrent pas une âme. Mais là, quelle que fût l’heure, la vie ne s’arrêtait guère ; et les marchands de vin, les cafés-concerts, les bals, n’étaient pas plus tôt fermés, que le vice et la misère, jetés à la rue, y continuaient leur existence nocturne. C’étaient ceux qui n’avaient point de logis, la basse prostitution en quête d’un grabat, les vagabonds couchant sur les bancs, les rôdeurs cherchant un bon coup. Grâce aux ténèbres complices, toute la vase des bas-fonds de Paris remontait à la surface, et toute la souffrance aussi. La chaussée vide était aux meurt-de-faim, sans pain et sans toit, n’ayant plus de place au grand jour, masse grouillante, confuse et désespérée, qui n’apparaissait que la nuit. Et quels spectres de l’absolu dénuement, quelles apparitions de douleur et d’effroi, quel gémissement de lointaine agonie, dans le Paris de ce matin-là, où l’on devait, à l’aube, guillotiner un homme, un de ceux-là, un pauvre et un souffrant !

Comme Guillaume et Pierre allaient descendre par la rue des Martyrs, le premier aperçut, sur un banc, un vieillard couché, dont les pieds nus sortaient d’immondes souliers béants ; et, d’un geste muet, il le montra. Puis, à quelques pas, ce fut Pierre qui, du même geste, indiqua, terrée dans l’angle d’une porte, une fille en loques, dormant la bouche ouverte. Ils n’avaient point besoin de se dire tout haut quelle pitié, quelle colère soulevaient leur cœur. De loin en loin, des agents qui passaient