Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/583

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plement, d’un geste, d’un mot tendre, il avait indiqué Pierre comme son sauveur.

Dans un coin, Marie sauta au cou du jeune homme.

— Ah ! mon bon Pierre, je ne vous ai jamais embrassé. Mais, la première fois, je veux que ce soit pour quelque chose de sérieux… Je vous aime, mon bon Pierre, je vous aime de tout mon cœur !

Le soir du même jour, lorsque la nuit tomba, Guillaume et Pierre restèrent un moment seuls dans la vaste pièce, à échanger de rares paroles affectueuses. Les enfants venaient de sortir. Mère-Grand et Marie étaient montées trier du vieux linge, tandis que madame Mathis, qui avait rapporté de l’ouvrage, attendait patiemment, assise en un coin obscur, que ces dames lui descendissent le paquet de raccommodages à emporter. Et les deux frères l’avaient oubliée, envahis l’un et l’autre par la douceur triste du crépuscule, causant à voix basse.

Puis brusquement, un visiteur les émut. C’était Janzen, avec sa maigre face de Christ blond. Il venait très rarement, sans qu’on sût jamais de quelle ombre il sortait, ni dans quelles ténèbres il allait rentrer. Pendant des mois, il disparaissait, et on le revoyait à l’improviste, en terrible passant d’une heure, au passé inconnu, à la vie ignorée.

— Je pars ce soir, dit-il de sa voix tranquille, coupante comme une lame.

— Et vous retournez chez vous, en Russie ? demanda Guillaume.

Il eut un mince sourire dédaigneux.

— Oh ! chez moi, je suis partout chez moi. D’abord, je ne suis pas Russe, et puis je ne veux être que du vaste monde.

D’un geste large, il fit entendre le sans-patrie qu’il était, promenant par-dessus les frontières son rêve de fraternité sanglante. À certaines paroles, les deux frères crurent comprendre qu’il retournait en Espagne, où des