Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/592

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins sur le cœur ! Maintenant, la fin peut venir, elle me sera douce.

Sa bonne figure ronde, si blanche, s’était éclairée d’une joie suprême. Il gardait entre les siennes une main de Pierre, il le retenait au bord du lit, en un adieu de sereine tendresse. Et sa voix s’affaiblit encore, il dit toute sa pensée, très bas.

— Oui, je suis content de partir… Je ne pouvais plus, je ne pouvais plus. J’avais beau donner, je sentais qu’il était nécessaire de donner toujours davantage. Et quelle tristesse, la charité impuissante, donner sans espoir de guérir jamais la souffrance !… Je me révoltais contre cette idée, vous vous souvenez ? Je vous disais que nous nous aimerions toujours dans nos pauvres ; et c’était vrai, cela, puisque vous êtes là, si bon, si tendre pour moi et pour ceux que je laisse. Mais, tout de même, je ne puis plus, je ne puis plus, et j’aime mieux m’en aller, puisque la douleur des autres me débordait et que je finissais par commettre toutes les sottises du monde, scandalisant les fidèles, indignant mes supérieurs, sans réussir seulement à diminuer d’un misérable le flot toujours grossi de la misère… Adieu, mon cher enfant. Mon pauvre vieux cœur s’en va courbaturé, mes vieilles mains sont lasses et vaincues.

Pierre l’embrassa de toute son âme, et le quitta les yeux en larmes, éperdu d’une extraordinaire émotion. Jamais il n’avait entendu un cri d’une plus immense mélancolie que cet aveu de la charité impuissante, chez ce vieil enfant candide, ce cœur simple de sublime bonté. Ah ! quel désastre, la bonté humaine inutile, le monde roulant depuis tant de siècles la même somme de détresses et de souffrances, malgré les larmes de pitié versées, malgré les aumônes tombées de tant de mains ! C’était la mort souhaitée, le chrétien heureux d’échapper à l’abomination de cette terre.