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Page:Zola - Les Trois Villes - Rome, 1896.djvu/405

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par les nuits d’encre comme celle-ci, jamais coupe-gorge n’avait déroulé un décor plus tragique. Pas une âme, pas un passant ; un silence, une ombre, un vide, qui s’étendaient à droite, à gauche, en face. Les palissades qui fermaient de partout l’immense chantier abandonné, barraient le passage aux chiens eux-mêmes. À l’angle du palais, noyé de ténèbres, un bec de gaz, resté en contre-bas depuis le remblai, éclairait le quai bossué, au ras du sol, d’une lueur louche ; et les matériaux qui traînaient là, les tas de briques, les pierres de taille, allongeaient de grandes ombres vagues. À droite, quelques lumières brillaient sur le pont de Saint-Jean des Florentins et aux fenêtres de l’Hôpital du Saint-Esprit. À gauche, dans l’enfoncement indéfini de la coulée du fleuve, les lointains quartiers sombraient, disparus. Puis, en face, c’était le Transtévère, les maisons de la berge telles que de pâles fantômes indistincts, aux rares vitres jaunies d’une clarté trouble ; tandis que, par-dessus, une bande sombre indiquait seule le Janicule, où les lanternes de quelque promenade, tout en haut, faisaient scintiller un triangle d’étoiles. Le Tibre surtout passionnait Pierre, à ces heures nocturnes, d’une si mélancolique majesté. Il restait accoudé au parapet de pierre, il le regardait couler pendant de longues minutes, entre les nouveaux murs, qui, la nuit, prenaient la noire et monstrueuse apparence d’une prison bâtie là pour un géant. Tant que les lumières brillaient aux maisons d’en face, il voyait les eaux lourdes passer, se moirer avec lenteur dans les reflets, dont le frisson leur donnait une vie mystérieuse. Et il rêvait sans fin à tout le passé fameux de ce fleuve, il évoquait souvent la légende qui veut que des richesses fabuleuses soient enterrées dans la boue de son lit. À chaque invasion des Barbares, et particulièrement lors du sac de Rome, on y aurait jeté les trésors des temples et des palais, pour les soustraire au pillage des vainqueurs. Là-bas, ces barres d’or qui tremblaient dans l’eau glauque, n’était-ce pas le