Page:Zola - Les Trois Villes - Rome, 1896.djvu/408

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À mesure que la nuit avançait, les lumières des maisons du Transtévère, en face, s’éteignaient une à une. Et Pierre resta longtemps encore, envahi de désespérance, penché sur les eaux devenues noires. C’étaient les ténèbres sans fond, il ne restait, dans l’épaississement d’ombre du Janicule, que les trois becs de gaz lointains, le triangle d’étoiles. Aucun reflet ne moirait plus le Tibre d’un frisson d’or, ne faisait plus danser, sous le mystère de son courant, la vision chimérique de fabuleuses richesses ; et c’en était fait de la légende, du chandelier d’or à sept branches, des vases d’or, des bijoux d’or, tout ce rêve d’un trésor antique tombé à la nuit, comme l’antique gloire de Rome elle-même. Pas une clarté, pas un bruit, l’infini sommeil, rien que la chute grosse et lourde de l’égout, à droite, qu’on ne voyait point. Les eaux avaient aussi disparu, Pierre n’avait plus que la sensation de leur coulée de plomb dans les ténèbres, la pesante vieillesse, la fatigue séculaire, l’immense tristesse et l’envie de néant de ce Tibre très ancien et très glorieux, qui semblait ne rouler désormais que la mort d’un monde. Seul, le vaste ciel riche, l’éternel ciel fastueux déroulait la vie éclatante de ses milliards d’astres, au-dessus du fleuve d’ombre roulant les ruines de près de trois mille ans.

Et, comme Pierre, avant de monter chez lui, était entré s’asseoir un instant dans la chambre de Dario, il y trouva Victorine, en train de préparer tout pour la nuit, et qui se récria, lorsqu’elle l’entendit raconter d’où il venait.

— Comment ! monsieur l’abbé, vous vous êtes encore promené sur le quai, à cette heure ! C’est donc que vous voulez attraper, vous aussi, un bon coup de couteau… Ah bien ! ce n’est pas moi qui prendrais le frais si tard, dans cette satanée ville !

Puis, avec sa familiarité, elle se tourna vers le prince, allongé dans un fauteuil, et qui souriait.

— Vous savez, cette fille, la Pierina, elle n’est plus