Page:Zola - Les Trois Villes - Rome, 1896.djvu/50

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Sur le Tibre, s’ouvrait anciennement là une sorte de loggia à portique, une terrasse d’où un double escalier descendait au fleuve. Mais les travaux des quais étaient en train d’exhausser les berges, la terrasse se trouvait déjà plus bas que le nouveau sol, parmi des décombres, des pierres de taille abandonnées, au milieu de l’éventrement crayeux et lamentable qui bouleversait le quartier.

Cette fois, Pierre fut certain d’avoir vu l’ombre d’une jupe. Il retourna dans la cour, il s’y trouva en présence d’une femme qui devait approcher de la cinquantaine, mais sans un cheveu blanc, l’air gai, très vive, dans sa taille un peu courte. Pourtant à la vue du prêtre, son visage rond, aux petits yeux clairs, avait exprimé comme une méfiance.

Lui, tout de suite, s’expliqua, en cherchant les quelques mots de son mauvais italien.

— Madame, je suis l’abbé Pierre Froment…

Mais elle ne le laissa pas continuer, elle dit en très bon français avec l’accent un peu gras et traînard de l’Ile-de-France :

— Ah ! monsieur l’abbé, je sais, je sais… Je vous attendais, j’ai des ordres.

Et, comme il la regardait, ébahi :

— Moi, je suis Française… Voici vingt-cinq ans que j’habite leur pays, et je n’ai pas encore pu m’y faire, à leur satané charabia !

Alors, Pierre se souvint que le vicomte Philibert de la Choue lui avait parlé de cette servante, Victorine Bosquet, une Beauceronne, d’Auneau, venue à Rome à vingt-deux ans, avec une maîtresse phtisique, dont la mort brusque l’avait laissée éperdue, comme au milieu d’un pays de sauvages. Aussi s’était-elle donnée corps et âme à la comtesse Ernesta Brandini, une Boccanera, qui venait d’accoucher et qui l’avait ramassée sur le pavé pour en faire la bonne de sa fille Benedetta, avec l’idée qu’elle l’aiderait à apprendre le français. Depuis vingt-cinq ans dans la