cette duperie de le perdre sans s’être donnée, puisqu’elle avait eu la sottise de ne pas se donner, lorsqu’ils étaient tous les deux souriants de tendresse, rayonnants de force. Et, dans sa folie, éclatait la révolte de la nature, le cri inconscient de la femme qui ne voulait pas mourir inféconde, inutile comme la graine emportée par un vent de désastre, et dont ne germera plus aucune autre vie.
— Mon Mario, me voilà, me voilà !
Elle l’étreignait de tous ses membres nus, de toute son âme nue. Et Pierre, à ce moment, aperçut contre le mur, au chevet du lit, les armes des Boccanera, un ancien panneau de broderie d’or et de soies de couleur, sur velours violet. Oui, c’était bien le dragon ailé soufflant des flammes ; c’était bien la devise farouche et ardente, Bocca nera, Alma rosa, bouche noire, âme rouge, la bouche enténébrée d’un rugissement, l’âme flamboyant comme un brasier de foi et d’amour. Toute cette vieille race de passion et de violence, aux légendes tragiques, venait de renaître, pour pousser cette fille dernière, si adorable, à ces effrayantes et prodigieuses fiançailles dans la mort. Et la vue des armes brodées évoqua en lui un autre souvenir, celui du portrait de Cassia Boccanera, l’amoureuse et la justicière, qui s’était jetée au Tibre avec son frère, Ercole, et le cadavre de son amant, Flavio Corradini. N’était-ce pas la même étreinte désespérée qui tâchait de vaincre la mort, la même sauvagerie se jetant à l’abîme avec le corps du bien-aimé, l’élu et l’unique ? Toutes deux se ressemblaient ainsi que des sœurs, celle qui revivait en haut, sur l’ancienne toile, celle qui se mourait là de la mort de son amant, comme si cette dernière n’était que la revenante de l’autre, avec leurs mêmes traits d’enfance délicate, la même bouche de désir et les mêmes grands yeux de rêve, dans la même petite face ronde, sage et têtue.
— Mon Dario, me voilà, me voilà !
Pendant une éternité, une seconde peut-être, ils s’étreignirent.