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Page:Zola - Les Trois Villes - Rome, 1896.djvu/599

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miracle. Il était livide, sans une larme, dans un désespoir glacé qui le grandissait. Il eut un geste souverain d’absolution, de sanctification, comme si, en prince de l’Église, disposant des volontés du ciel, il acceptait ainsi les deux amants embrassés devant le tribunal suprême, largement dédaigneux des convenances, en face de ce cas de superbe amour, ému jusqu’aux entrailles par les souffrances de leur vie et par la beauté de leur mort.

— Laissez-les, laissez-les, ma sœur, ne les troublez pas dans leur sommeil… Que leurs yeux restent ouverts, puisqu’ils veulent avoir jusqu’à la fin des temps pour se regarder, sans jamais en être las ! Et qu’ils dorment donc aux bras l’un de l’autre, puisqu’ils n’ont pas péché durant leur existence, et qu’ils ne se sont ainsi noués d’une étreinte que pour se coucher dans la terre !

Il ajouta, redevenant le prince romain, au sang d’orgueil, chaud encore des anciennes aventures de batailles et de passions :

— Deux Boccanera peuvent dormir ainsi, Rome entière les admirera et les pleurera… Laissez-les, laissez-les l’un à l’autre, ma sœur. Dieu les connaît et les attend.

Tous les assistants s’étaient agenouillés, le cardinal récita lui-même les prières des morts. La nuit venait, une ombre croissante envahissait la chambre, où bientôt deux flammes de cierge brillèrent comme deux étoiles.

Puis, sans savoir comment, Pierre se retrouva dans le petit jardin abandonné du palais, au bord du Tibre. Il devait y être descendu, étouffant de fatigue et de chagrin, ayant besoin d’air. Les ténèbres noyaient le coin charmant, l’antique sarcophage où le mince filet d’eau tombant du masque tragique chantait sa grêle chanson de flûte ; et le laurier qui l’ombrageait, les buis amers, les orangers des plates-bandes n’étaient plus que des masses indistinctes, sous le ciel d’un bleu noir. Ah ! comme il était doux et gai le matin, ce délicieux jardin mélancolique ! et comme les rires de Benedetta y avaient laissé un écho