Page:Zola - Les Trois Villes - Rome, 1896.djvu/79

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voulait, et qu’il donnerait ça à sa mère. Puis, elle avait filé vivement, vers le pont Saint-Ange.

— Oh ! une beauté, répéta-t-il d’un air d’extase, une beauté magnifique !… Plus grande que moi, mince encore dans sa force, avec une gorge de déesse ! Une vraie antique, une Vénus à vingt ans, le menton un peu fort, la bouche et le nez d’une correction de dessin parfaite, les yeux, ah ! les yeux si purs, si larges !… Et nu-tête, coiffée d’un casque de lourds cheveux noirs, la face éclatante, comme dorée d’un coup de soleil !

Tous s’étaient mis à écouter, ravis, dans cette passion de la beauté que, malgré tout, Rome garde au cœur.

— Elles deviennent bien rares, ces belles filles du peuple, dit Morano. On pourrait battre le Transtévère, sans en rencontrer. Voici qui prouve pourtant qu’il en existe encore, au moins une.

— Et comment l’appelles-tu, ta déesse ? demanda Benedetta souriante, amusée et extasiée ainsi que les autres.

— Pierina, répondit Dario, riant lui aussi.

— Et qu’en as-tu fait ?

Mais le visage excité du jeune homme prit une expression de malaise et de peur, comme celui d’un enfant, qui, dans ses jeux, tombe sur une laide bête.

— Ah ! ne m’en parle pas, j’ai eu bien du regret… Une misère, une misère à vous rendre malade !

Il l’avait suivie par curiosité, il était arrivé, derrière elle, de l’autre côté du pont Saint-Ange, dans le quartier neuf en construction, bâti sur les anciens Prés du Château ; et là, au premier étage d’une des maisons abandonnées, à peine sèche et déjà en ruine, il était tombé sur un spectacle affreux, dont son cœur restait soulevé : toute une famille, la mère, le père, un vieil oncle infirme, des enfants, mourant de faim, pourrissant dans l’ordure. Il choisissait les termes les plus nobles pour en parler, il écartait l’horrible vision d’un geste effrayé de la main.