Page:Zola - Les Trois Villes - Rome, 1896.djvu/90

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revenants, ce sont les vieux morts d’autrefois dont les âmes en peine reviennent aimer et souffrir, dans la poitrine des vivants d’aujourd’hui. Et, malgré son long repos de la journée, jamais il ne s’était senti si las, si désireux de sommeil, l’esprit confus et brouillé, craignant bien de n’avoir rien compris. Lorsqu’il se mit à se déshabiller, l’étonnement d’être là, de se coucher là, le reprit avec une intensité telle, qu’il crut un moment être un autre. Que pensait tout ce monde de son livre ? Pourquoi l’avait-on fait venir en ce froid logis qu’il devinait hostile ? Était-ce donc pour l’aider ou pour le vaincre ? Et il ne revoyait, dans la lueur jaune, dans le morne coucher d’astre du salon, que donna Serafina et l’avocat Morano, aux deux coins de la cheminée, tandis que derrière la tête passionnée et calme de Benedetta, apparaissait la face souriante de monsignore Nani, aux yeux de ruse, aux lèvres d’indomptable énergie.

Il se coucha, puis se releva, étouffant, ayant un tel besoin d’air frais et libre, qu’il alla ouvrir toute grande la fenêtre, pour s’y accouder. Mais la nuit était d’un noir d’encre, les ténèbres avaient submergé l’horizon. Au firmament, des brumes devaient cacher les étoiles, la voûte opaque pesait, d’une lourdeur de plomb ; et, en face, les maisons du Transtévère dormaient depuis longtemps, pas une fenêtre ne luisait, un bec de gaz scintillait seul, au loin, comme une étincelle perdue. Vainement il chercha le Janicule. Tout sombrait au fond de cette mer du néant, les vingt-quatre siècles de Rome, le Palatin antique et le moderne Quirinal, le dôme géant de Saint-Pierre, effacé du ciel par le flot d’ombre. Et, au-dessous de lui, il ne voyait pas, n’entendait même pas le Tibre, le fleuve mort dans la ville morte.