Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/132

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arrivés au même degré de dédain et de négation : le savant, en croyant toucher le néant du doigt ; le sourd, en s’imaginant découvrir sous le masque humain la gueule d’une bête lubrique. Lorsque le comte vivait, M. de Rieu était la seule personne qui pénétrait dans son laboratoire. Ils y passaient des journées entières. Le suicide du chimiste ne parut pas surprendre son vieil ami. Il revint la saison suivante à la Noiraude, sans plus d’émotion ; seulement, il se permit d’y conduire sa femme, accompagnée de ses jeunes gens.

Il y avait quelques mois alors que Madeleine et Guillaume étaient mariés. Hélène leur amena sa dernière conquête, un garçon de Véteuil qu’elle avait pris en pension pour charmer les loisirs de sa villégiature. Ce garçon se nommait Tiburce Rouillard ; il était un peu honteux de son nom et très fier de son prénom. Fils d’un ancien marchand de bestiaux qui devait lui laisser une fortune assez ronde, le sieur Tiburce avait une ambition démesurée ; il végétait à Véteuil, et comptait aller faire son chemin à Paris. Plat, rusé, capable de toutes les lâchetés utiles, il sentait sa force. C’était un de ces coquins qui se disent : « Je serai dix fois millionnaire, » et qui finissent toujours par gagner leurs dix millions. Madame de Rieu, en le prenant en sevrage, avait cru, comme d’habitude, avoir affaire à un enfant. La vérité était que l’enfant se trouvait déjà pourri de vices ; s’il jouait l’ignorance et la timidité, c’était qu’il avait intérêt à se montrer ignorant et timide. Hélène venait enfin de se donner un maître. Tiburce, qui avait semblé se jeter étourdiment sur son passage, calculait son étourderie depuis longtemps. Il se disait qu’une liaison avec une pareille femme, habilement exploitée, le conduirait à Paris, où elle lui ouvrirait toutes les portes ; il se rendrait indispensable aux appétits débauchés de sa maîtresse ; de gré ou de force, il en ferait l’instrument de sa fortune, le jour où il la tiendrait sous sa main en esclave soumise. Si ce calcul ne l’eût pas poussé, il aurait éclaté de rire au nez d’Hélène dès leur premier rendez-vous. Cette vieille