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Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/163

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je m’étalais stupidement dans ma félicité, dans mon vol ; je finissais par m’imaginer que ces jours heureux m’étaient dus ; j’avais la naïveté de me dire que ces jours seraient éternels. Et puis tout a croulé !… Eh bien ! ce n’est que justice. Je suis une misérable. Mais toi, Guillaume, tu ne dois pas souffrir. Je ne veux pas que tu souffres, entends-tu… Je vais m’en aller, tu m’oublieras, tu n’entendras jamais plus parler de moi…

Et elle sanglotait, affaissée au milieu de ses jupes, écartant ses cheveux que les larmes lui collaient aux joues. Le désespoir de cette puissante créature, dont un coup brusque brisait l’énergie habituelle, était plein d’un sourd grondement de colère. Elle se faisait humble, mais des rages soudaines la prenaient, et alors elle aurait voulu injurier le destin. Elle se serait calmée plus vite si son orgueil eût moins souffert. Une seule pensée douce l’attendrissait réellement : elle avait pitié de Guillaume. Ses genoux ayant glissé, elle se trouvait assise à terre ; tandis qu’elle parlait avec l’accent saccadé d’un moribond qui a le délire, elle levait les yeux vers son mari d’une façon suppliante, comme pour le prier de ne pas s’abandonner ainsi à l’angoisse.

Guillaume, hébété, stupide, la regardait d’un air morne se traîner sur le carreau. Il s’était pris la tête entre les mains, il répétait : La malheureuse ! la malheureuse ! avec le balancement de cou d’un idiot qui n’aurait trouvé que cette parole au fond de son crâne vide. Il n’y avait, en effet, rien que cette plainte dans son pauvre être endolori. Il ne savait plus même pourquoi il souffrait ; il se berçait de ces litanies lamentables, de ce mot dont le sens avait fini par lui échapper. Quand sa femme cessa de parler, la voix étranglée par la douleur, il parut tout surpris du grand silence qui régna. Il se souvint alors, il eut un geste de souffrance indicible.

— Tu savais pourtant que Jacques était mon ami, mon frère, dit-il d’une voix étrange, d’une voix qui n’était plus la sienne.