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Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/289

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le besoin, comme il irait dans une maison de tolérance.

Mais Guillaume et Madeleine étaient trop secoués de passion pour accepter longtemps une pareille existence. Ils n’avaient pas grandi dans les égoïsmes du monde, ils ne pouvaient apprendre cette politesse froide, ce détachement du cœur et des sens qui permettent à deux époux de vivre côte à côte comme des étrangers. La façon dont ils s’étaient connus, leurs cinq années de solitude et de tendresse, les souffrances mêmes qu’ils s’imposaient l’un à l’autre, tout les empêchait de s’oublier, de se créer une vie à part. Leurs efforts avaient beau tendre à une séparation complète de leur existence, de leurs joies et de leurs chagrins, ils se retrouvaient toujours dans les mêmes sensations, dans les mêmes pensées. Leur vie se mêlait en tout, partout, fatalement.

Dès la troisième semaine, l’angoisse les reprit. Leur changement d’habitudes avait pu les distraire un moment de leurs idées fixes. Ils s’étaient laissé surprendre par la fièvre d’une existence nouvelle pour eux. Ces salons, où ils se perdaient l’un l’autre, leur avaient, dans les commencements, causé une sorte de stupeur heureuse ; l’éclat des bougies les aveuglait, le murmure des voix les empêchait d’écouter le tumulte de leur être. Mais quand leur première surprise se fut dissipée, quand ils se furent habitués à ces lumières, à cette foule souriante et parée, ils se replièrent sur eux-mêmes, il leur sembla que le monde disparaissait et qu’ils retombaient dans leur solitude. Alors, chaque soir, ils emportèrent leurs souffrances avec eux. Ils continuèrent à aller de salons en salons, hébétés, passant des heures au milieu de trente ou quarante personnes, sans rien voir, sans rien entendre, tout à l’anxiété de leur chair et de leur esprit. Et si, pour sortir de leur malaise, ils tâchaient de s’intéresser à ce qui les entourait, ils voyaient trouble, ils s’imaginaient qu’une fumée grise emplissait l’air, et que chaque objet se ternissait, fané et sali. Dans les mouvements cadencés des danseurs, dans les accords du piano, ils retrouvaient les